– Elle est revenue. C’est-à-dire je le suppose, car monsieur Noël m’a fait sortir. Ce que je sais, c’est que tout à l’heure elle parlait, et très fort même, car je l’ai entendue. Ah! monsieur, c’est tout de même bien extraordinaire!…
– Quoi?
– Ce que madame disait à monsieur.
– Ah! ah! la belle, ricana le père Tabaret, on écoute donc aux portes?
– Non, monsieur, je vous jure, mais c’est que madame criait comme une perdue, elle disait…
– Ma fille! dit sévèrement le père Tabaret, on entend toujours mal à travers une porte, demandez plutôt à Manette.
La servante, toute confuse, voulut se disculper.
– Assez! assez! fit le bonhomme. Retournez à votre ouvrage. Il est inutile de déranger monsieur Noël, je l’attendrai très bien ici.
Et, satisfait de la petite leçon qu’il venait de donner, il ramassa le journal et s’installa au coin du feu, déplaçant la bougie pour lire plus à son aise.
Une minute ne s’était pas écoulée qu’à son tour il bondit sur le fauteuil et étouffa un cri de surprise et d’effroi instinctif.
Voici le fait divers qui lui a sauté aux yeux:
Un crime horrible vient de plonger dans la consternation le petit village de La Jonchère. Une pauvre veuve, nommée Lerouge, qui jouissait de l’estime générale et que tout le pays aimait, a été assassinée dans sa maison. La justice, aussitôt avertie, s’est transportée sur les lieux, et tout nous porte à croire que la police est déjà sur les traces de l’auteur de ce lâche forfait.
Tonnerre! se dit le père Tabaret, est-ce que madame Gerdy?…
Ce ne fut qu’un éclair. Il reprit place dans son fauteuil, tout honteux, haussant les épaules et murmurant:
– Ah çà! décidément cette affaire me rend stupide. Je ne vais plus rêver que de la veuve Lerouge maintenant, je vais la voir partout.
Cependant une curiosité irraisonnée lui fit parcourir le journal. Il n’y trouva rien, à l’exception de ces quelques lignes, qui pût justifier et expliquer un évanouissement, un cri, même la plus légère émotion.
C’est cependant singulier, cette coïncidence, pensa l’incorrigible policier.
Alors seulement il remarqua que le journal était légèrement déchiré vers le bas et froissé par une main convulsive. Il répéta:
– C’est bizarre!…
En ce moment la porte du salon donnant dans la chambre à coucher de Mme Gerdy s’ouvrit, et Noël parut sur le seuil. Sans doute l’accident survenu à sa mère l’avait beaucoup ému; il était très pâle et sa physionomie si calme d’ordinaire accusait un grand trouble. Il parut surpris de voir le père Tabaret.
– Ah! cher Noël! s’écria le bonhomme, calmez mon inquiétude, comment va votre mère?
– Madame Gerdy va aussi bien que possible.
– Madame Gerdy? répéta le bonhomme d’un air étonné. Mais il continua:
– On voit bien que vous avez eu une frayeur horrible…
– En effet, répondit l’avocat en s’asseyant, je viens d’essuyer une rude secousse.
Noël faisait visiblement les plus grands efforts pour paraître calme, pour écouter le bonhomme et lui répondre. Le père Tabaret, tout à son inquiétude, ne s’en apercevait aucunement.
– Au moins, mon cher enfant, demanda-t-il, dites-moi comment cela est arrivé?
Le jeune homme hésita un moment, comme s’il se fût consulté. N’étant sans doute pas préparé à cette question à brûle-pourpoint, il ne savait quelle réponse faire et délibérait intérieurement. Enfin, il répondit:
– Madame Gerdy a été comme foudroyée en apprenant là, tout à coup, par le récit d’un journal, qu’une femme qu’elle aimait vient d’être assassinée.
– Bah!… s’écria le père Tabaret.
Le bonhomme était à ce point stupéfait qu’il faillit se trahir, révéler ses accointances avec la police. Encore un peu, il s’écriait: «Quoi! votre mère connaissait la veuve Lerouge!» Par bonheur il se contint. Il eut plus de peine à dissimuler sa satisfaction, car il était ravi de se trouver ainsi sans efforts sur la trace du passé de la victime de La Jonchère.
– C’était, continua Noël, l’esclave de madame Gerdy. Elle lui était dévouée corps et âme, elle se serait jetée au feu sur un signe de sa main.
– Alors, vous, mon cher ami, vous connaissiez cette brave femme?
– Je ne l’avais pas vue depuis bien longtemps, répondit Noël dont la voix semblait voilée par une profonde tristesse, mais je la connais et beaucoup. Je dois même avouer que je l’aimais tendrement; elle avait été ma nourrice.
– Elle!… cette femme!… balbutia le père Tabaret.
Cette fois il était comme pris d’un étourdissement. La veuve Lerouge, nourrice de Noël! Il jouait de bonheur. La Providence évidemment le choisissait pour son instrument et le guidait par la main. Il allait donc obtenir tous les renseignements qu’une demi-heure avant il désespérait presque de se procurer. Il restait, devant Noël, muet et interdit. Cependant il comprit qu’à moins de se compromettre il devait parler, dire quelque chose.
– C’est un grand malheur, murmura-t-il.
– Pour madame Gerdy, je n’en sais rien, répondit Noël d’un air sombre, mais pour moi c’est un malheur immense. Je suis atteint en plein cœur par le coup qui a frappé cette pauvre femme. Cette mort, monsieur Tabaret, anéantit tous mes rêves d’avenir et renverse peut-être mes plus légitimes espérances. J’avais à me venger de cruels outrages, cette mort brise mes armes entre mes mains et me réduit au désespoir de l’impuissance. Ah!… je suis bien malheureux!
– Vous, malheureux! s’écria le père Tabaret, singulièrement touché de cette douleur de son cher Noël; au nom du Ciel! que vous arrive-t-il?
– Je souffre, murmura l’avocat, et bien cruellement. Non seulement l’injustice ne sera jamais réparée, je le crains, mais encore me voici livré sans défense aux coups de la calomnie. On pourra dire de moi que j’ai été un artisan de fourberies, un intrigant ambitieux, sans pudeur et sans foi.
Le père Tabaret ne savait que penser. Entre l’honneur de Noël et le crime de La Jonchère, il ne voyait nul trait d’union possible. Mille idées troubles et confuses se heurtaient dans son cerveau.
– Voyons, mon enfant, dit-il, remettez-vous. Est-ce que la calomnie prendrait jamais sur vous! Du courage, tonnerre! n’avez-vous pas des amis? Ne suis-je pas là? Ayez confiance, confiez-moi le sujet de votre chagrin, et c’est bien le diable si, à nous deux…
L’avocat se leva brusquement, enflammé d’une résolution soudaine.
– Eh bien! oui, interrompit-il, oui, vous saurez tout. Au fait, je suis las de porter seul un secret qui m’étouffe. Le rôle que je me suis imposé m’excède et m’indigne. J’ai besoin d’un ami qui me console. Il me faut un conseiller dont la voix m’encourage, car on est mauvais juge dans sa propre cause, et ce crime me plonge dans un abîme d’hésitations.
– Vous savez, répondit simplement le père Tabaret, que je suis tout à vous comme si vous étiez mon propre fils. Disposez de moi sans scrupule.
– Sachez donc, commença l’avocat… Mais non! pas ici. Je ne veux pas qu’on puisse écouter; passons dans mon cabinet.