Le père Tabaret se tassa dans un fauteuil, brûlant de la fièvre de l’attente. Son visage et ses yeux exprimaient la plus ardente attention.
Après un triage qui dura assez longtemps, l’avocat choisit une lettre et commença sa lecture, d’une voix qu’il s’efforça de rendre calme, mais qui tremblait par moments:
Ma Valérie bien-aimée,
– Valérie, fit-il, c’est madame Gerdy.
– Je sais, je sais, ne vous interrompez pas.
Noël reprit donc:
Ma Valérie bien-aimée,
Aujourd’hui est un beau jour. Ce matin j’ai reçu ta lettre chérie, je l’ai couverte de baisers, je l’ai relue cent fois, et maintenant elle est allée rejoindre les autres, là, sur mon cœur. Cette lettre, ô mon amie, a failli me faire mourir de joie. Tu ne t’étais donc pas trompée, c’était donc vrai! Le Ciel enfin propice couronne notre flamme. Nous aurons un fils.
J’aurai un fils de ma Valérie adorée, sa vivante image. Oh! pourquoi sommes-nous séparés par une distance immense? Que n’ai-je des ailes pour voler à tes pieds et tomber entre tes bras, ivre de la plus douce volupté! Non! jamais comme en ce moment je n’ai maudit l’union fatale qui m’a été imposée par une famille inexorable et que mes larmes n’ont pu attendrir. Je ne puis m’empêcher de haïr cette femme qui, malgré moi, porte mon nom, innocente victime cependant de la barbarie de nos parents. Et pour comble de douleurs, elle va aussi me rendre père. Qui dira ma douleur lorsque j’envisage l’avenir de ces deux enfants?
L’un, le fils de l’objet de ma tendresse, n’aura ni père ni famille, ni même un nom, puisqu’une loi faite pour désespérer les âmes sensibles m’empêche de le reconnaître. Tandis que l’autre, celui de l’épouse détestée, par le seul fait de sa naissance, se trouvera riche, noble, entouré d’affections et d’hommages, avec un grand état dans le monde. Je ne puis soutenir la pensée de cette terrible injustice. Qu’imaginer pour la réparer? Je n’en sais rien, mais sois sûre que je la réparerai. C’est au tant désiré, au plus chéri, au plus aimé que doit revenir la meilleure part, et elle lui reviendra, je le veux.
– D’où est datée cette lettre? demanda le père Tabaret, que le style devait fixer au moins sur un point.
– Voyez, répondit Noël.
Il tendit la lettre au bonhomme, qui lut: Venise, décembre 1828.
– Vous sentez, reprit l’avocat, toute l’importance de cette première lettre. Elle est comme l’exposition rapide qui établit les faits. Mon père, marié malgré lui, adore sa maîtresse et déteste sa femme. Toutes deux se trouvent enceintes en même temps, et ses sentiments au sujet des deux enfants qui vont naître ne sont pas fardés. Sur la fin, on voit presque poindre l’idée que plus tard il ne craindrait pas de mettre à exécution, au mépris de toutes les lois divines et humaines…
Il commençait presque une sorte de plaidoyer; le père Tabaret l’interrompit.
– Ce n’est pas la peine de développer, dit-il. Dieu merci! ce que vous lisez est assez explicite. Je ne suis pas un Grec en pareille matière, je suis simple comme le serait un juré; pourtant, je comprends admirablement.
– Je passe plusieurs lettres, reprit Noël, et j’arrive à celle-ci, du 23 janvier 1829. Elle est fort longue et pleine de choses complètement étrangères à ce qui nous occupe. Pourtant j’y trouve deux passages qui attestent le travail lent et continu de la pensée de mon père:
Les destins, plus puissants que ma volonté, m’enchaînent en ce pays, mais mon âme est près de toi, ô ma Valérie. Sans cesse ma pensée se repose sur le gage adoré de notre amour qui tressaille dans ton sein. Veille, mon amie, veille sur tes jours doublement précieux. C’est l’amant, c’est le père qui te parle. La dernière page de ta réponse me perce le cœur: N’est-ce pas me faire injure que de t’inquiéter du sort de notre enfant? Ô Dieu puissant! elle m’aime, elle me connaît, et elle s’inquiète!
– Je saute, dit Noël, deux pages de passion pour m’arrêter à ces quelques lignes de la fin:
La grossesse de la comtesse est de plus en plus pénible. Épouse infortunée! Je la hais, et cependant je la plains. Elle semble deviner les motifs de ma tristesse et de ma froideur. À sa soumission timide, à son inaltérable douceur on croirait qu’elle cherche à se faire pardonner notre union. Créature sacrifiée! Elle aussi, peut-être, avant d’être traînée à l’autel, avait donné son cœur. Nos destinées seraient pareilles. Ton bon cœur me pardonnera ma pitié.
– Celle-là était ma mère, fit l’avocat d’une voix frémissante. Une sainte! Et on demande pardon de la pitié qu’elle inspire… Pauvre femme!
Il passa sa main sur ses yeux comme pour repousser ses larmes et ajouta:
– Elle est morte!
En dépit de son impatience le père Tabaret n’osa souffler mot. Il ressentait d’ailleurs vivement la profonde douleur de son jeune ami et la respectait. Après un assez long silence, Noël releva la tête et reprit la correspondance.
– Toutes les lettres qui suivent, dit-il, portent la trace des préoccupations de mon père pour son bâtard. Je les laisse pourtant de côté. Mais voici ce qui me frappe dans celle-ci, écrite de Rome, le 5 mars 1829:
Mon fils, notre fils! Voilà mon plus cruel et mon unique souci. Comment lui assurer l’avenir que je rêve pour lui? Les grands seigneurs d’autrefois n’avaient pas ces malheureuses préoccupations. Jadis, je serais allé trouver le roi, qui d’un mot aurait fait à l’enfant un état dans le monde. Aujourd’hui le roi, qui gouverne avec peine des sujets révoltés, ne peut plus rien. La noblesse a perdu ses droits, et les plus gens de bien sont traités comme les derniers des manants.
– Plus bas, maintenant, je vois:
Mon cœur aime à se figurer ce que sera notre fils. De sa mère, il aura l’âme, l’esprit, la beauté, les grâces, toutes les séductions. Il tiendra de son père la fierté, la vaillance, les sentiments des grandes races. Que sera l’autre? Je tremble en y songeant. La haine ne peut engendrer que des monstres. Dieu réserve la force et la beauté pour les enfants conçus au milieu des transports de l’amour.
– Le monstre, c’est moi! fit l’avocat avec une sorte de rage concentrée. Tandis que l’autre… Mais laissons là, n’est-ce pas, ces préliminaires d’une action atroce. Je n’ai voulu jusqu’ici que vous montrer l’aberration de la passion de mon père; nous arrivons au but.
Le père Tabaret s’étonnait des ardeurs de cet amour dont Noël remuait les cendres. Peut-être le sentait-il plus vivement sous ces expressions qui lui rappelaient sa jeunesse. Il comprenait combien doit être irrésistible l’entraînement d’une telle passion. Il tremblait de deviner.
– Voici, reprit Noël en agitant un papier, non plus une de ces épîtres interminables dont je vous ai détaché de courts fragments, mais un simple billet. Il est du commencement de mai et porte le timbre de Venise. Il est laconique et néanmoins décisif.
Chère Valérie,
Fixe-moi, je te prie, aussi exactement que possible, sur l’époque probable de ta délivrance. J’attends ta réponse avec une anxiété que tu comprendrais, si tu pouvais deviner mes projets au sujet de notre enfant!