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– Je ne sais, reprit Noël, si madame Gerdy comprit; toujours est-il qu’elle dut répondre immédiatement, car voici ce qu’écrit mon père à la date du 14:

Ta réponse, ô ma chérie, est telle, qu’à peine je l’osais espérer. Le projet que j’ai conçu est maintenant réalisable. Je commence à goûter un peu de calme et de sécurité. Notre fils portera mon nom, je ne serai pas obligé de me séparer de lui. Il sera élevé près de moi, dans mon hôtel, sous mes yeux, sur mes genoux, dans mes bras. Aurai-je assez de force pour ne pas succomber à cet excès de félicité?

J’ai une âme pour la douleur, en aurai-je une pour la joie? Ô femme adorée, ô enfant précieux, ne craignez rien, mon cœur est assez vaste pour vous deux! Je pars demain pour Naples, d’où je t’écrirai longuement. Quoi qu’il arrive, dussé-je sacrifier les intérêts puissants qui me sont confiés, je serai à Paris pour l’heure solennelle. Ma présence doublera ton courage, la puissance de mon amour diminuera tes douleurs…

– Je vous demande pardon de vous interrompre, Noël, dit le père Tabaret; savez-vous quels graves motifs retenaient votre père à l’étranger?

– Mon père, mon vieil ami, répondit l’avocat, était en dépit de son âge un des amis, un des confidents de Charles X, et il avait été chargé par lui d’une mission secrète en Italie. Mon père est le comte Rhéteau de Commarin.

– Peste! fit le bonhomme… et entre ses dents, comme pour mieux graver ce nom dans sa mémoire, il répéta plusieurs fois: Rhéteau de Commarin.

Noël se taisait. Après avoir paru tout faire pour dominer son ressentiment, il semblait accablé comme s’il eût pris la détermination de ne rien tenter pour réparer le coup qui l’atteignait.

– Au milieu du mois de mai, continua-t-il, mon père était donc à Naples. C’est là que lui, un homme prudent, sensé, un digne diplomate, un gentilhomme, il ose, dans l’égarement d’une passion insensée, confier au papier le plus monstrueux des projets. Écoutez bien:

Mon adorée,

C’est Germain, mon vieux valet de chambre, qui te remettra cette lettre. Je le dépêche en Normandie, chargé de la plus délicate des commissions. C’est un de ces serviteurs auxquels on peut se fier absolument.

Le moment est venu de te dévoiler mes projets touchant mon fils. Dans trois semaines au plus tard je serai à Paris. Si mes prévisions ne sont pas déçues, la comtesse et toi devez accoucher en même temps. Trois ou quatre jours d’intervalle ne peuvent rien changer à mon dessein. Voici ce que j’ai résolu:

Mes deux enfants sont confiés à deux nourrices de N…, où sont situées presque toutes mes propriétés. Une de ces femmes, dont Germain répond, et vers laquelle je l’envoie, sera dans nos intérêts. C’est à cette confidente que sera remis notre fils, Valérie. Ces deux femmes quitteront Paris le même jour, Germain accompagnant celle qui sera chargée du fils de la comtesse.

Un accident, arrangé à l’avance, forcera ces deux femmes à passer une nuit en route. Un hasard combiné par Germain les contraindra de coucher dans la même auberge, dans la même chambre.

Pendant la nuit, notre nourrice, à nous, changera les enfants de berceau.

J’ai tout prévu, ainsi que je te l’expliquerai, et toutes les précautions sont prises pour que ce secret ne puisse nous échapper. Germain est chargé, à son passage à Paris, de commander deux layettes exactement, absolument semblables. Aide-le de tes conseils.

Ton cœur maternel, ma douce Valérie, va peut-être saigner à l’idée d’être privée des innocentes caresses de ton enfant. Tu te consoleras en songeant au sort que lui assurera ton sacrifice. Quels prodiges de tendresse lui pourraient servir autant que cette réparation! Quant à l’autre, je connais ton âme tendre, tu le chériras. Ne sera-ce pas m’aimer encore et me le prouver? D’ailleurs, il ne saurait être à plaindre. Ne sachant rien, il n’aura rien à regretter; et tout ce que la fortune peut procurer ici-bas, il l’aura.

Ne me dis pas que ce que je veux tenter est coupable. Non, ma bien-aimée, non. Pour que notre plan réussisse, il faut un tel concours de circonstances si difficiles à accéder; tant de coïncidences indépendantes de notre volonté, que, sans la protection évidente de la Providence, nous devons échouer. Si donc le succès couronne nos vœux, c’est que le Ciel sera pour nous. J’espère.

– Voilà ce que j’attendais, murmura le père Tabaret.

– Et le malheureux! s’écria Noël, ose invoquer la Providence! Il lui faut Dieu pour complice!

– Mais, demanda le bonhomme, comment votre mère… pardon, je veux dire: comment madame Gerdy prit-elle cette proposition?

– Elle paraît l’avoir repoussée d’abord, car voici une vingtaine de pages employées par le comte à la persuader, à la décider. Oh! cette femme!…

– Voyons, mon enfant, dit doucement le père Tabaret, essayons de n’être pas trop injuste. Vous semblez ne vous en prendre, n’en vouloir qu’à madame Gerdy. De bonne foi! le comte bien plus qu’elle me paraît mériter votre colère…

– Oui, interrompit Noël, avec une certaine violence; oui, le comte est coupable, très coupable! Il est l’auteur de la machination infâme, et pourtant je ne me sens pas de haine contre lui. Il a commis un crime, mais il a une excuse: la passion. Mon père, d’ailleurs, ne m’a pas trompé, comme cette misérable femme, à toutes les minutes, pendant trente ans. Enfin, monsieur de Commarin a été si cruellement puni, qu’à cette heure je ne puis que lui pardonner et le plaindre.

– Ah! il a été puni? interrogea le bonhomme.

– Oui, affreusement, vous le reconnaîtrez: mais laissez-moi poursuivre. Vers la fin du mois de mai, vers les premiers jours de juin plutôt, le comte dut arriver à Paris, car la correspondance cesse. Il revit madame Gerdy et les dernières dispositions du complot furent arrêtées. Voici un billet qui enlève à cet égard toute incertitude. Le comte, ce jour-là, était de service aux Tuileries et ne pouvait quitter son poste. Il a écrit dans le cabinet même du roi, sur du papier du roi. Voyez les armes. Le marché est conclu et la femme qui consent à être l’instrument des projets de mon père est à Paris. Il prévient sa maîtresse:

Chère Valérie,

Germain m’annonce l’arrivée de la nourrice de ton fils, de notre fils. Elle se présentera chez toi dans la journée. On peut compter sur elle; une magnifique récompense nous répond de sa discrétion. Cependant, ne lui parle de rien. On lui a donné à entendre que tu ignores tout. Je veux rester seul chargé de la responsabilité des faits, c’est plus prudent. Cette femme est de N… Elle est née sur nos terres et en quelque sorte dans notre maison. Son mari est un brave et honnête marin; elle s’appelle Claudine Lerouge.

Du courage, ô ma bien-aimée! Je te demande le plus grand sacrifice qu’un amant puisse attendre d’une mère. Le Ciel, tu n’en doutes plus, nous protège. Tout dépend désormais de notre habileté et de notre prudence, c’est-à-dire que nous réussirons.

Sur un point, au moins, le père Tabaret se trouvait suffisamment éclairé; les recherches sur le passé de la veuve Lerouge devenaient un jeu. Il ne put retenir un «enfin!» de satisfaction qui échappa à Noël.