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– Plus je songe à votre histoire, mon cher Noël, commença-t-il, plus elle me surprend. Je ne sais en vérité quel parti je prendrais, ni à quoi je me résoudrais à votre place.

– Oui, mon ami, murmura tristement l’avocat, il y a là de quoi confondre des expériences plus profondes encore que la vôtre.

Le vieux policier réprima difficilement le fin sourire qui lui montait aux lèvres.

– Je le confesse humblement, dit-il, prenant plaisir à charger son air de niaiserie, mais vous, qu’avez-vous fait? Votre premier mouvement a dû être de demander une explication à madame Gerdy?

Noël eut un tressaillement que ne remarqua pas le père Tabaret, tout préoccupé du tour qu’il voulait donner à la conversation.

– C’est par là, répondit-il, que j’ai commencé.

– Et que vous a-t-elle dit?

– Que pouvait-elle dire? N’était-elle pas accablée d’avance?

– Quoi! elle n’a pas essayé de se disculper?

– Si! elle a tenté l’impossible. Elle a prétendu m’expliquer cette correspondance, elle m’a dit… Eh! sais-je ce qu’elle m’a dit? des mensonges, des absurdités, des infamies…

L’avocat avait achevé de ramasser les lettres, sans s’apercevoir du vol. Il les lia soigneusement et les replaça dans le tiroir secret de son bureau.

– Oui, continua-t-il en se levant et en arpentant son bureau comme si le mouvement eût pu calmer sa colère, oui, elle a entrepris de me donner le change. Comme c’était aisé, avec les preuves que je tiens! C’est qu’elle adore son fils, et à l’idée qu’il pouvait être forcé de me restituer ce qu’il m’a volé, son cœur se brisait. Et moi, imbécile, sot, lâche, qui dans le premier moment avais presque envie de ne lui parler de rien, je me disais: il faut pardonner, elle m’a aimé, après tout… Aimé? non. Elle me verrait souffrir les plus horribles tortures sans verser une larme, pour empêcher un seul cheveu de tomber de la tête de son fils.

– Elle a probablement averti le comte, objecta le père Tabaret, poursuivant son idée.

– C’est possible. Sa démarche, en ce cas, aura été inutile; le comte est absent de Paris depuis plus d’un mois et on ne l’attend guère qu’à la fin de la semaine.

– Comment savez-vous cela?

– J’ai voulu voir le comte mon père, lui parler…

– Vous?

– Moi. Pensez-vous donc que je ne réclamerai pas? Vous imaginez-vous que, volé, dépouillé, trahi, je n’élèverai pas la voix? Quelle considération m’engagerait donc à me taire? qui ai-je à ménager? J’ai des droits, je les ferai valoir. Que trouvez-vous à cela de surprenant?

– Rien certainement, mon ami. Ainsi donc vous êtes allé chez monsieur de Commarin?

– Oh! je ne m’y suis pas résolu immédiatement, continua Noël. Ma découverte m’avait fait presque perdre la tête. J’avais besoin de réfléchir. Mille sentiments divers et opposés m’agitaient. Je voulais et je ne voulais pas, la fureur m’aveuglait et je manquais de courage; j’étais indécis, flottant, égaré. Le bruit que peut causer cette affaire m’épouvantait. Je désirais, je désire mon nom, cela est certain. Mais, à la veille de le reprendre, je ne voudrais pas le salir. Je cherchais un moyen de tout concilier à bas bruit, sans scandale.

– Enfin, vous vous êtes décidé?

– Oui, après quinze jours d’angoisse. Ah! que j’ai souffert tout ce temps! J’avais abandonné toutes mes affaires, rompu avec le travail. Le jour, par des courses insensées, je cherchais à briser mon corps, espérant arriver au sommeil par la fatigue. Efforts inutiles! Depuis que j’ai trouvé ces lettres, je n’ai pas dormi une heure.

De temps à autre, le père Tabaret tirait sournoisement sa montre. Monsieur le juge d’instruction sera couché, pensait-il.

– Enfin, un matin, continua Noël, après une nuit de rage, je me dis qu’il fallait en finir. J’étais dans l’état désespéré de ces joueurs qui, après des pertes successives, jettent sur le tapis ce qui leur reste pour le risquer d’un coup. Je pris mon cœur à deux mains, j’envoyai chercher une voiture et je me fis conduire à l’hôtel Commarin.

Le vieux policier laissa échapper un soupir de satisfaction.

– C’est un des plus magnifiques hôtels du faubourg Saint-Germain, mon vieil ami; une demeure princière, digne d’un grand seigneur vingt fois millionnaire, presque un palais. On entre d’abord dans une cour vaste. À droite et à gauche sont les écuries où piaffent vingt chevaux de prix, les remises et les communs. Au fond, s’élève la façade de l’hôtel, majestueux et sévère avec ses fenêtres immenses et son double perron de marbre. Derrière, s’étend un grand jardin, je devrais dire un parc, ombragé par les plus vieux arbres peut-être qui soient à Paris.

Cette description enthousiaste contrariait vivement le père Tabaret. Mais qu’y faire, comment presser Noël? Un mot indiscret pouvait éveiller ses soupçons, lui révéler qu’il parlait non à un ami, mais au collaborateur de Gévrol.

– On vous a donc fait visiter l’hôtel? demanda-t-il.

– Non, je l’ai visité moi-même. Depuis que je me sais le seul héritier des Rhéteau de Commarin, je me suis enquis de ma nouvelle famille. J’ai étudié son histoire à la bibliothèque; c’est une noble histoire. Le soir, la tête en feu, j’allais rôder autour de la demeure de mes pères. Ah! vous ne pouvez comprendre mes émotions! C’est là, me disais-je, que je suis né; là, j’aurais dû être élevé, grandir; là, je devrais régner aujourd’hui! Je dévorais ces amertumes inouïes dont meurent les bannis.

» Je comparais, à ma vie triste et besogneuse, les grandes destinées du bâtard, et il me montait à la tête des bouffées de colère. Il me prenait des envies folles de forcer les portes, de me précipiter dans le grand salon pour en chasser l’intrus, le fils de la fille Gerdy: «Hors d’ici, bâtard! hors d’ici, je suis le maître!» La certitude de rentrer dans mes droits dès que je le voudrais me retenait seule. Oui, je la connais, cette habitation de mes ancêtres! J’aime ses vieilles sculptures, ses grands arbres, les pavés mêmes de la cour foulés par les pas de ma mère! J’aime tout, jusqu’aux armes étalées au-dessus de la grande porte, fier défi jeté aux idées stupides de notre époque de niveleurs.

Cette dernière phrase sortait si formellement des idées habituelles de l’avocat que le père Tabaret détourna un peu la tête pour cacher son sourire narquois.

Pauvre humanité! pensait-il; le voici déjà grand seigneur!

– Quand j’arrivai, reprit Noël, le suisse en grande livrée était sur la porte. Je demandai monsieur le comte de Commarin. Le suisse me répondit que monsieur le comte voyageait, mais que monsieur le vicomte était chez lui. Cela contrariait mes desseins; cependant j’étais lancé, j’insistai pour parler au fils à défaut du père. Le suisse me toisa un bon moment. Il venait de me voir descendre d’une voiture de remise, il prenait ma mesure. Il se consultait avant de décider si je n’étais pas un trop mince personnage pour aspirer à l’honneur de comparaître devant monsieur le vicomte.

– Cependant vous avez pu lui parler!

– Comment cela, sur-le-champ! répondit l’avocat d’un ton de raillerie amère; y pensez-vous, cher monsieur Tabaret! L’examen pourtant me fut favorable; ma cravate blanche et mon costume noir produisirent leur effet. Le suisse me confia à un chasseur emplumé qui me fit traverser la cour et m’introduisit dans un superbe vestibule où bâillaient sur des banquettes trois ou quatre valets de pied. Un de ces messieurs me pria de le suivre.