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» De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front et ses yeux devenaient troubles comme si une taie les eût recouverts. D’ailleurs, pas une exclamation, pas une parole, pas un soupir, pas un geste, rien. À un moment il me fit tellement pitié que je faillis lui arracher les lettres des mains, les lancer dans le feu et le prendre dans mes bras en lui criant: «Va, tu es mon frère, oublions tout, restons chacun à notre place, aimons-nous!»

Le père Tabaret prit la main de Noël et la serra.

– Va! dit-il, je reconnais là mon généreux enfant!

– Si je ne l’ai pas fait, mon ami, c’est que je me suis dit: les lettres brûlées, me reconnaîtra-t-il encore pour son frère?

– C’est juste.

– Au bout d’une demi-heure environ, la lecture fut terminée. Le vicomte se leva et se plaça debout, bien en face de moi. «Vous avez raison, monsieur, me dit-il, si ces lettres sont bien de mon père, comme je le crois, tout tend à prouver que je ne suis pas le fils de la comtesse de Commarin.» Je ne répondis pas. «Cependant, reprit-il, ce ne sont là que des présomptions. Possédez-vous d’autres preuves?» Je m’attendais, certes, à bien d’autres objections. «Germain, dis-je, pourrait parler.» Il m’apprit que Germain était mort depuis plusieurs années. Alors, je lui parlai de la nourrice, de la veuve Lerouge. Je lui expliquai combien elle serait facile à trouver et à interroger. J’ajoutai qu’elle demeurait à La Jonchère.

– Et que dit-il, Noël, à cette ouverture? demanda avec empressement le père Tabaret.

– Il garda le silence d’abord et parut réfléchir. Puis, tout à coup, il se frappa le front en disant: «J’y suis, je la connais! J’ai accompagné mon père chez elle trois fois, et devant moi il lui a remis une somme assez forte.» Je lui fis remarquer que c’était encore une preuve. Il ne répliqua pas et se mit à arpenter la bibliothèque. Enfin, il revint à moi: «Monsieur, me dit-il, vous connaissez le fils légitime de monsieur de Commarin?» Je répondis: «C’est moi.» Il baissa la tête et murmura: «Je m’en doutais.» Il me prit la main et ajouta: «Mon frère, je ne vous en veux pas.»

– Il me semble, fit le père Tabaret, qu’il pouvait vous laisser le soin de dire cela, et avec un peu plus de justice et de raison.

– Non, mon ami, car le malheureux aujourd’hui, c’est lui. Je ne suis pas descendu, moi, je ne savais pas, tandis que lui!…

Le vieux policier hocha la tête; il ne devait rien laisser deviner de ses pensées et elles l’étouffaient quelque peu.

– Enfin, poursuivit Noël, après un assez long silence, je lui demandai à quoi il s’arrêtait. «Écoutez, prononça-t-il, j’attends mon père d’ici à huit ou dix jours. Vous m’accorderez bien ce délai. Aussitôt son retour, je m’expliquerai avec lui, et justice vous sera rendue, je vous en donne ma parole d’honneur. Reprenez vos lettres et permettez-moi de rester seul. Je suis comme un homme foudroyé, monsieur. En un moment je perds tout: un grand nom que j’ai toujours porté le plus dignement que j’ai pu, une position unique, une fortune immense, et plus que tout cela peut-être… une femme qui m’est plus chère que ma vie. En échange, il est vrai, je retrouverai une mère. Nous nous consolerons ensemble. Et je tâcherai, monsieur, de vous faire oublier, car elle doit vous aimer et elle vous pleurera.»

– Il a véritablement dit cela?

– Presque mot pour mot.

– Canaille! gronda le bonhomme entre ses dents.

– Vous dites? interrogea Noël.

– Je dis que c’est un brave jeune homme, répondit le père Tabaret, et je serais enchanté de faire sa connaissance.

– Je ne lui ai pas montré la lettre de rupture, ajouta Noël; il vaut autant qu’il ignore la conduite de madame Gerdy. Je me suis privé volontairement de cette preuve plutôt que de lui causer un très violent chagrin.

– Et maintenant?…

– Que faire? J’attends le retour du comte. Selon ce qu’il dira, j’agirai. Je passerai demain au parquet pour demander l’examen des papiers de Claudine. Si les lettres se retrouvent, je suis sauvé, sinon… Mais, je vous l’ai dit, je n’ai pas de parti pris depuis que je sais cet assassinat. Qui me conseillera?

– Le moindre conseil demande de longues réflexions, répondit le bonhomme, qui songeait à la retraite. Hélas! mon pauvre enfant, quelle vie vous avez dû mener!…

– Affreuse… Et joignez à cela des inquiétudes d’argent.

– Comment! vous qui ne dépensez rien…

– J’ai pris des engagements. Puis-je toucher à la fortune commune que j’administrais jusqu’ici? Je ne le pense pas.

– Vous ne le devez pas. Et tenez, je suis ravi que vous m’ayez parlé de cela, vous allez me rendre un service.

– Bien volontiers. Lequel?

– Imaginez-vous que j’ai dans mon secrétaire douze ou quinze mille francs qui me gênent abominablement. Vous comprenez, je suis vieux, je ne suis pas brave, si on venait à se douter…

– Je craindrais…, voulut objecter l’avocat.

– Quoi! fit le bonhomme. Dès demain je vous les apporte. Mais, songeant qu’il allait se mettre à la disposition de M. Daburon et que peut-être il ne serait pas libre quand il voudrait:

– Non! pas demain, reprit-il, ce soir même. Ce diable d’argent ne passera pas une nuit de plus chez moi.

Il s’élança dehors et bientôt reparut tenant à la main quinze billets de mille francs.

– S’ils ne suffisent pas, dit-il en les tendant à Noël, j’en ai d’autres.

– Je vais toujours, proposa l’avocat, vous donner un reçu.

– À moi! pour quoi faire? il sera temps demain.

– Et si je meurs cette nuit?

– Eh bien! fit le bonhomme, en songeant à son testament, j’hériterai encore de vous. Bonsoir! Vous m’avez demandé un conseil… il me faut la nuit pour réfléchir, j’ai présentement la cervelle à l’envers. Je vais même sortir un peu. Si je me couchais maintenant, j’aurais quelque horrible cauchemar. Allons, mon enfant, patience et courage. Qui sait si, à l’heure qu’il est, la Providence ne travaille pas pour vous!

Il sortit et Noël laissa sa porte entrouverte, écoutant le bruit des pas qui se perdait dans l’escalier. Bientôt le cri de: «Cordon, s’il vous plaît!» et le claquement de la porte lui apprirent que le père Tabaret était dehors.

Il attendit quelques instants encore et remonta sa lampe. Puis il prit un petit paquet dans un des tiroirs, glissa dans sa poche les billets de banque de son vieil ami et quitta son cabinet, dont il ferma la porte à double tour. Sur le palier, il s’arrêta. Il prêtait l’oreille comme si quelque gémissement de Mme Gerdy eût pu parvenir jusqu’à lui. N’entendant rien, il descendit sur la pointe du pied. Une minute plus tard, il était dans la rue.

V

Dans le bail de Mme Gerdy se trouvait compris, au rez-de-chaussée, un local qui autrefois servait de remise. Elle en avait fait comme un capharnaüm où elle entassait toutes les vieilleries du ménage, meubles inutiles, ustensiles hors de service, objets de rebut ou encombrants. On y serrait aussi la provision de bois et de charbon de l’hiver.

Cette ancienne remise avait, sur la rue, une petite porte longtemps condamnée. Depuis plusieurs années Noël l’avait fait réparer en secret, y avait adapté une serrure. Il pouvait, par là, entrer et sortir à toute heure, échappant ainsi au contrôle du concierge, c’est-à-dire de toute la maison.