De temps à autre, Gévrol s’interrompait pour jurer ou pour grommeler:
– Oh! c’est crânement fait! voilà de la besogne numéro un. Le gredin a de la main!
– Eh bien! messieurs? demanda enfin le juge d’instruction.
– Refaits, monsieur le juge, répondit Gévrol, nous sommes refaits! Le scélérat avait bien pris toutes ses précautions. Mais je le pincerai… Avant ce soir j’aurai une douzaine d’hommes en campagne. D’ailleurs, il nous reviendra toujours. Il a emporté de l’argenterie et des bijoux, il est perdu.
– Avec tout cela, fit M. Daburon, nous ne sommes pas plus avancés que ce matin!
– Dame! on fait ce qu’on peut, gronda Gévrol.
– Saperlotte! dit Lecoq entre haut et bas, pourquoi le père Tirauclair n’est-il pas ici?
– Que ferait-il de plus que nous? riposta Gévrol en lançant un regard furieux à son subordonné.
Lecoq baissa la tête et ne souffla mot, enchanté intérieurement d’avoir blessé son chef.
– Qu’est-ce que ce père Tirauclair? demanda le juge d’instruction; il me semble avoir entendu ce nom-là je ne sais où.
– C’est un rude homme! s’exclama Lecoq.
– C’est un ancien employé du Mont-de-Piété, ajouta Gévrol; un vieux richard dont le vrai nom est Tabaret. Il fait de la police, comme Ancelin était devenu garde du commerce, pour son plaisir.
– Et augmenter ses revenus, remarqua le commissaire.
– Lui! répondit Lecoq, il n’y a pas de danger. C’est si bien pour la gloire qu’il travaille que souvent il en est de sa poche. C’est un amusement, quoi! Nous l’avons, là-bas, surnommé Tirauclair, à cause d’une phrase qu’il répète toujours. Ah! il est fort, le vieux mâtin! C’est lui qui, dans l’affaire de la femme de ce banquier, vous savez? a deviné que la dame s’est volée elle-même, et qui l’a prouvé.
– C’est vrai, riposta Gévrol. C’est aussi lui qui a failli faire couper le cou à ce pauvre Derème, ce petit tailleur qu’on accusait d’avoir tué sa femme, une rien du tout, et qui était innocent…
– Nous perdons notre temps, messieurs, interrompit le juge d’instruction.
Et s’adressant à Lecoq:
– Allez, dit-il, me chercher le père Tabaret. J’ai beaucoup entendu parler de lui, je ne serai pas fâché de le voir à l’œuvre.
Lecoq sortit en courant. Gévrol était sérieusement humilié.
– Monsieur le juge d’instruction, commença-t-il, a bien le droit de demander les services de qui bon lui semble; cependant…
– Ne nous fâchons pas, monsieur Gévrol, interrompit M. Daburon. Ce n’est point d’hier que je vous connais, je sais ce que vous valez; seulement aujourd’hui, nous différons complètement d’opinion. Vous tenez absolument à votre homme brun, et moi je suis convaincu que vous n’êtes pas sur la voie.
– Je crois que j’ai raison, répondit le chef de la sûreté, et j’espère bien le prouver. Je trouverai le gredin, quel qu’il soit.
– Je ne demande pas mieux.
– Seulement, que monsieur le juge me permette de donner un… comment dirais-je, sans manquer de respect? un… conseil.
– Parlez.
– Eh bien! j’engagerai monsieur le juge à se méfier du père Tabaret.
– Vraiment! et pourquoi cela?
– C’est que le bonhomme est trop passionné. Il fait de la police pour le succès, ni plus ni moins qu’un auteur. Et comme il est orgueilleux plus qu’un paon, il est sujet à s’emporter, à se monter le coup. Dès qu’il est en présence d’un crime, comme celui d’aujourd’hui, par exemple, il a la prétention de tout expliquer sur-le-champ. Et en effet, il invente une histoire qui se rapporte exactement à la situation. Il prétend avec un seul fait reconstruire toutes les scènes d’un assassinat, comme ce savant qui sur un os rebâtissait les animaux perdus. Quelquefois, il devine juste, souvent aussi il se trompe. Ainsi, dans l’affaire du tailleur, de ce malheureux Derème, sans moi…
– Je vous remercie de l’avis, interrompit M. Daburon, j’en profiterai. Maintenant, monsieur le commissaire, continua-t-il, à tout prix il faut tâcher de découvrir de quel pays était la veuve Lerouge.
La procession des témoins amenés par le brigadier de gendarmerie recommença à défiler devant le juge d’instruction.
Mais aucun fait nouveau ne se révélait. Il fallait que la veuve Lerouge eût été de son vivant une personne singulièrement discrète pour que de toutes ses paroles – et elle en prononçait beaucoup en un jour – rien de significatif ne fût resté dans l’oreille des commères d’alentour.
Seulement, tous les gens interrogés s’obstinaient à faire part au juge de leurs convictions et de leurs conjectures personnelles. L’opinion publique se déclarait pour Gévrol. Il n’y avait qu’une voix pour accuser l’homme à la blouse grise, le grand brun. Celui-là sûrement était le coupable. On se souvenait de son air féroce, qui avait effrayé tout le pays. Beaucoup, frappés de sa mise suspecte, l’avaient sagement évité. Il avait un soir menacé une femme, et un autre jour battu un enfant. On ne pouvait désigner ni l’enfant ni la femme, mais n’importe, ces actes de brutalité étaient de notoriété publique.
M. Daburon désespérait de faire jaillir la moindre lumière, lorsqu’on lui amena une épicière de Bougival, chez qui se fournissait la victime, et un enfant de treize ans qui savaient, assurait-on, des choses positives.
L’épicière comparut la première. Elle avait entendu la veuve Lerouge parler d’un fils à elle, encore vivant.
– En êtes-vous bien sûre? insista le juge.
– Comme de mon existence, répondit l’épicière, même que, ce soir-là, c’était un soir, elle était, sauf votre respect, un peu ivre. Elle est restée dans ma boutique plus d’une heure.
– Et elle disait?
– Il me semble la voir encore, continua la marchande; elle était accotée sur le comptoir près des balances; elle plaisantait avec un pêcheur de Marly, le père Husson, qui peut vous le répéter, et elle l’appelait marin d’eau douce. «Mon mari à moi, disait-elle, était marin, lui, mais pour de bon, et la preuve, c’est qu’il restait des années en voyage, et toujours il me rapportait des noix de coco. J’ai un garçon qui est marin, comme défunt son père, sur un vaisseau de l’État.»
– Avait-elle prononcé le nom de son fils?
– Pas cette fois-là, mais une autre, qu’elle était, si j’ose dire, très saoule. Elle nous a conté que son garçon s’appelait Jacques et qu’elle ne l’avait pas vu depuis très longtemps.
– Disait-elle du mal de son mari?
– Jamais. Seulement elle disait que le défunt était jaloux et brutal, bon homme au fond, et qu’il lui faisait une vie pitoyable. Il avait la tête faible et se forgeait des idées pour un rien. Enfin il était bête par trop d’honnêteté.
– Son fils était-il venu la voir depuis qu’elle habitait La Jonchère?
– Elle ne m’en a pas parlé.
– Dépensait-elle beaucoup chez vous?
– C’est selon. Elle nous prenait pour une soixantaine de francs par mois, quelquefois plus, parce qu’elle voulait du cognac vieux. Elle payait comptant.