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– Monsieur Tabaret! interrompit le juge; oh! monsieur Tabaret!

– Mais puisque je vous affirme que je lui ai donné son absolution, monsieur le juge! Seulement, vous allez comprendre ma colère. Le jour de sa mort, j’ai trouvé dans son secrétaire une inscription de vingt mille francs de rentes!…

– Comment! il était riche?

– Oui, très riche, car ce n’était pas là tout. Il possédait près d’Orléans une propriété affermée six mille francs par an. Il avait en outre une maison, celle que j’habite. Nous y demeurions ensemble, et moi, sot, niais, imbécile, bête brute, tous les trois mois je payais notre terme au concierge.

– C’était fort! ne put s’empêcher de dire M. Daburon.

– N’est-ce pas, monsieur? C’était me voler mon argent dans ma poche. Pour comble de dérision, il laissait un testament où il déclarait au nom du Père et du Fils n’avoir en vue, en agissant de la sorte, que mon intérêt. Il voulait, écrivait-il, m’habituer à l’ordre, à l’économie, et m’empêcher de faire des folies. Et j’avais quarante-cinq ans, et depuis vingt ans je me reprochais une dépense inutile d’un sou! C’est-à-dire qu’il avait spéculé sur mon cœur, qu’il avait… Ah! c’est à dégoûter de la piété filiale, parole d’honneur!

La très légitime colère du père Tabaret était si bouffonne, qu’à grand-peine le juge se retenait de rire, en dépit du fond réellement douloureux de ce récit.

– Au moins, dit-il, cette fortune dut vous faire plaisir?

– Pas du tout, monsieur, elle arrivait trop tard. Avoir du pain quand on n’a plus de dents, la belle avance! L’âge du mariage était passé. Cependant je donnai ma démission pour faire place à plus pauvre que moi. Au bout d’un mois, je m’ennuyais à périr; c’est alors que, pour remplacer les affections qui me manquent, je résolus de me donner une passion, un vice, une manie. Je me mis à collectionner des livres. Vous pensez peut-être, monsieur, qu’il faut pour cela certaines connaissances, des études…

– Je sais, cher monsieur Tabaret, qu’il faut surtout de l’argent. Je connais un bibliophile illustre qui doit savoir lire, mais qui à coup sûr est incapable de signer son nom.

– C’est bien possible. Moi aussi, je sais lire, et je lisais tous les livres que j’achetais. Je vous dirai que je collectionnais uniquement ce qui de près ou de loin avait trait à la police. Mémoires, rapports, pamphlets, discours, lettres, romans, tout m’était bon, et je le dévorais. Si bien que peu à peu je me suis senti attiré vers cette puissance mystérieuse qui, du fond de la rue de Jérusalem, surveille et garde la société, pénètre partout, soulève les voiles les plus épais, étudie l’envers de toutes les trames, devine ce qu’on ne lui avoue pas, sait au juste la valeur des hommes, le prix des consciences, et entasse dans ses cartons verts les plus redoutables comme les plus honteux secrets.

» En lisant les mémoires des policiers célèbres, attachants à l’égal des fables les mieux ourdies, je m’enthousiasmais pour ces hommes au flair subtil, plus déliés que la soie, souples comme l’acier, pénétrants et rusés, fertiles en ressources inattendues, qui suivent le crime à la piste, le code à la main, à travers les broussailles de la légalité, comme les sauvages de Cooper poursuivent leur ennemi au milieu des forêts de l’Amérique. L’envie me prit d’être un rouage de l’admirable machine, de devenir aussi, moi, une providence au petit pied, aidant à la punition du crime et au triomphe de l’innocence. Je m’essayai, et il se trouve que je ne suis pas trop impropre au métier.

– Et il vous plaît?

– Je lui dois, monsieur, mes plus vives jouissances. Adieu l’ennui! depuis que j’ai abandonné la poursuite du bouquin pour celle de mon semblable… Ah! c’est une belle chose! Je hausse les épaules quand je vois un jobard payer vingt-cinq francs le droit de tirer un lièvre. La belle prise! Parlez-moi de la chasse à l’homme! Celle-là, au moins, met toutes les facultés en jeu, et la victoire n’est pas sans gloire. Là, le gibier vaut le chasseur; il a comme lui l’intelligence, la force et la ruse; les armes sont presque égales. Ah! si on connaissait les émotions de ces parties de cache-cache qui se jouent entre le criminel et l’agent de la sûreté, tout le monde irait demander du service rue de Jérusalem. Le malheur est que l’art se perd et se rapetisse. Les beaux crimes deviennent rares. La race forte des scélérats sans peur a fait place à la tourbe de nos filous vulgaires. Les quelques coquins qui font parler d’eux de loin en loin sont aussi bêtes que lâches. Ils signent leur crime et ont soin de laisser traîner leur carte de visite. Il n’y a nul mérite à les pincer. Le coup constaté, on n’a qu’à aller les arrêter tout droit…

– Il me semble pourtant, interrompit M. Daburon en souriant, que notre assassin à nous n’était pas si maladroit.

– Celui-là, monsieur, est une exception: aussi serais-je ravi de le découvrir. Je ferai tout pour cela; je me compromettrais, s’il le fallait. Car je dois confesser à monsieur le juge, ajouta-t-il avec une nuance d’embarras, que je ne me vante pas à mes amis de mes exploits. Je les cache même aussi soigneusement que possible. Peut-être me serreraient-ils la main avec moins d’amitié, s’ils savaient que Tirauclair et Tabaret ne font qu’un.

Insensiblement le crime revenait sur le tapis. Il fut convenu que, dès le lendemain, le père Tabaret s’installerait à Bougival. Il se faisait fort de questionner tout le pays en huit jours. De son côté, le juge le tiendrait au courant des moindres renseignements qu’il recueillerait et le rappellerait dès qu’on se serait procuré le dossier de la femme Lerouge, si toutefois on parvenait à mettre la main dessus.

– Pour vous, monsieur Tabaret, dit le juge en finissant, je serai toujours visible. Si vous avez à me parler, n’hésitez pas à venir de nuit aussi bien que le jour. Je sors rarement. Vous me trouverez infailliblement, soit chez moi, rue Jacob, soit au Palais, à mon cabinet. Des ordres seront donnés pour que vous soyez introduit dès que vous vous présenterez.

On entrait en gare en ce moment. M. Daburon ayant fait avancer une voiture offrit une place au père Tabaret. Le bonhomme refusa.

– Ce n’est pas la peine, répondit-il; je demeure, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, rue Saint-Lazare, à deux pas.

– À demain donc! dit M. Daburon.

– À demain! reprit le père Tabaret; et il ajouta: Nous trouverons.

III

La maison du père Tabaret n’est pas, en effet, à plus de quatre minutes de la gare Saint-Lazare. Il possède là un bel immeuble, soigneusement tenu, et qui doit donner de magnifiques revenus, bien que les loyers n’y soient pas trop exagérés.

Le bonhomme s’y est mis au large. Il occupe, au premier, sur la rue, un vaste appartement bien distribué, confortablement meublé et dont le principal ornement est sa collection de livres. Il vit là simplement, par goût autant que par habitude, servi par une vieille domestique à laquelle, dans les grandes occasions, le portier donne un coup de main.

Nul dans la maison n’avait le plus léger soupçon des occupations policières de monsieur le propriétaire. Il faut au plus infime agent une intelligence dont on le supposait, sur la mine, absolument dépourvu. On prenait pour un commencement d’idiotisme ses continuelles distractions.