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En entendant nommer l’«affaire Brocq» Fandor n’avait pu se défendre d’un haut-le-corps:

— Vous vous occupez de Brocq, Juve… vous avez lu mes articles?

— Oui, très intéressant…

— Ça manque de conclusion, Juve… mais enfin, je ne pouvais faire mieux jusqu’à présent, n’ayant aucune documentation précise… êtes-vous arrivé à une certitude, vous? Savez-vous qui a fait le coup?

— Tu ne t’en doutes pas, Fandor?

Le journaliste allait répondre, le policier ne lui en laissa pas le temps. Mais Juve devait être en proie à une grande émotion pour pâlir comme il pâlissait en se levant à moitié de son siège pour se pencher vers Fandor, le mieux voir, les yeux dans les yeux.

— Que voulez-vous dire, Juve?

— Ce que je veux dire, petit? Sais-tu qui a tué le capitaine Brocq?

— Non, qui?…

— Fantômas!

— Fantômas! vous accusez Fantômas d’avoir tué le capitaine Brocq?

Les deux hommes se regardaient maintenant, en silence.

En une seconde dans le flot de ses souvenirs, Fandor revoyait tout ce qu’il savait d’atrocités imputables à Fantômas. Il pensait revivre ces dernières années vécues dans une lutte quotidienne avec le mystérieux criminel…

Fantômas!

Mais Juve lui-même ne lui avait-il pas dit qu’après le drame de la rue Norvins, l’insaisissable bandit avait été contraint à la fuite? et voilà qu’il l’accusait d’un nouveau méfait…

Et Fandor songeait encore à ses propres conclusions sur l’affaire Brocq. S’était-il donc trompé en croyant à un drame de l’espionnage? Crime ou assassinat politique?

Fandor n’ignorait rien de ce qui concernait la façon mystérieuse dont l’officier avait été frappé d’une balle au cœur, mais ce qu’il importait de savoir évidemment, c’était le pourquoi de cette balle, c’était l’identité du tireur qui, en pleine place publique avait osé ajuster l’officier, l’avait tué au milieu de la foule?

— Vous accusez Fantômas? Mordieu! pourquoi?

C’était au tour du policier de faire preuve du plus grand sang-froid. Comme si d’avoir prononcé ce nom de «Fantômas», comme si d’avoir confié son secret, ses craintes, il avait éprouvé un soulagement à son émotion, Juve se possédait parfaitement et d’une voix posée, il expliqua à Fandor les raisons qu’il avait de croire à une intervention de l’extraordinaire bandit:

— Tu te rends compte, petit, faisait-il, des circonstances du drame? Nous sommes en plein jour, sur l’une des promenades les plus fréquentées de Paris, l’officier qui va tomber, mortellement atteint, passe dans un taximètre, se rendant probablement à quelque rendez-vous dans l’un des restaurants du Bois. L’auto où il se trouve est entourée d’une foule de voitures, il est donc sous la surveillance et la protection, au moins implicite, d’un millier de passants et pourtant, sans même qu’il ait eu le temps de deviner son agresseur, sans que personne ait pu voir celui-ci, il s’écroule, blessé à mort, tué, comme à la guerre, d’un coup de feu, d’un coup de feu spécial, mystérieux, tiré par une arme perfectionnée… Allons, Fandor, est-ce que cela n’est pas un crime digne de Fantômas?

Mais le journaliste n’était pas convaincu.

Il avait écouté avec une grande attention les paroles du policier, il se tut quelques minutes pour prendre le temps de les apprécier en secret, d’en peser la valeur, d’en étudier l’intérêt…

— Juve, fit-il enfin, cet assassinat est, en effet, digne de Fantômas, je le reconnais, mais cependant je ne crois pas que ce soit à Fantômas qu’il faille l’attribuer… Vous êtes, cette fois, victime de votre marotte, vous allez trop loin, Juve… chaque fois que vous vous trouvez devant une affaire étrange ou compliquée, vous y voyez du Fantômas…

Fandor avait, lui aussi, parlé d’un ton posé, net, précis. Il avait attaqué Juve avec un argument qui ne pouvait manquer d’impressionner le policier, car Juve savait qu’il devait se méfier, en effet, lui-même de sa perpétuelle obsession de Fantômas…

— Alors, si ce n’est pas Fantômas, c’est qui?

Fandor s’efforça d’être clair:

— Juve, dit-il, j’ai été chargé par mon patron Dupont (de l’Aube), d’étudier la disparition de ce malheureux capitaine Brocq… Elle fait, vous ne l’ignorez pas, un grand bruit dans le monde officiel. Au journal on tient à être bien renseigné et cependant on ne veut pas risquer de dangereuses indiscrétions… J’ai été prié de m’occuper personnellement de cette affaire, alors que je devais régulièrement partir en congé hier soir. Eh bien! Juve, j’ai commencé à enquêter, j’ai cherché à connaître l’exacte vérité en ce qui concerne la vie et la mort de ce malheureux officier… j’ai visité certaines de ses relations, interviewé des gens qui l’ont connu, j’ai pu joindre cette Bobinette qui semble être la dernière personne l’ayant approché peu avant son assassinat, et je suis arrivé, moi aussi, à une conclusion…

— Laquelle, Fandor?

— Une conclusion, Juve, qui ne met aucunement en cause Fantômas.

— Quelle conclusion, Fandor?

— Juve, cet officier appartenait au Deuxième Bureau de l’État-Major…

— Oui, après?

— Juve, quand un officier du Deuxième Bureau disparaît dans des conditions aussi tragiques, savez-vous ce qu’il faut oser comprendre?

— Non…

— Juve, je vous affirme que si le capitaine Brocq est mort, c’est qu’il y a un espion à la solde d’une puissance étrangère qui, surveillé, peut-être sur le point d’être arrêté, a voulu la mort de ce capitaine pour se sauver lui-même…

— Fandor, tu oublies qu’un document a été volé?…

— Eh non! Juve, je ne l’oublie pas! et c’est précisément ce qui fait que je ne puis croire à une intervention de Fantômas… Vous le dites vous-même, le vol d’un document, motif du crime, peut-être, permet d’écarter l’intervention de Fantômas puisqu’il permet de conclure qu’il s’agit d’espionnage… Vous ne me croyez pas, Juve?

— Non, dit-il, je ne te crois pas… D’abord, Fantômas est capable de tout, du vol d’un document qu’une puissance étrangère lui paierait peut-être fort cher, comme du vol de n’importe quoi… Et puis enfin, petit, un espion, un traître, l’employé d’une puissance n’oserait pas tenter le crime qui nous préoccupe. Pour risquer cela, il ne peut y avoir que Fantômas!..

— C’est votre marotte qui vous inspire toujours… Certes, Juve, je suis bien le premier à croire à l’audace de Fantômas… et si je ne savais tous les secrets de terreur qui peuvent se cacher dans ce mot «espionnage», je serais assez prêt à me laisser convaincre… Mais voyez-vous, je le connais, le milieu des espions, je l’ai étudié, je sais ce qu’on y peut tenter, ce qu’on y peut vouloir… et ce n’est pas à la légère que je vous dis que l’assassinat de Brocq est un crime politique.

Fandor s’interrompit. Juve, soudain, venait de se renverser en arrière sur son fauteuil; le policier riait à petits éclats, d’un rire ironique, continuel, sans fin, le rire qu’il avait à l’égard des interlocuteurs qui lui semblaient conter des stupidités…

— Mon petit Fandor, dit-il, tu es un excellent garçon et, tu n’en doutes pas, j’ai pour toi la plus vive admiration en même temps que la plus sincère amitié. Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous nous connaissons et nos relations ne sont pas près de finir… Tout cela m’autorise à te répondre franchement… tu ne m’en voudras pas?

— Allez donc, Juve! vous savez bien que non…

— Eh bien, je vais te dire ce que tu m’as dit, j’ai une marotte quand je parle de Fantômas, soit, eh bien, toi, Fandor, tu vois dans l’assassinat du capitaine Brocq une affaire d’espionnage, parce que tu as, depuis quelque temps, toi aussi, ta marotte… la marotte de l’espionnage…