Et comme Fandor souriait, Juve poursuivit:
— Voyons, réponds-moi avec sincérité, est-il vrai qu’il y a six mois… tiens, juste après l’assassinat de Dollon tu as publié dans La Capitale toute une série de papiers relatifs aux affaires de trahison?…
— En effet, mais…
— Laisse-moi achever!.. Est-il vrai que ces articles ont été jugés très remarquables et qu’ils ont fait quelque bruit?…
— Oui, mais…
— Laisse donc! Est-il exact que tu as appris à ce moment ce que c’était au juste que le Deuxième Bureau, le monde des espions, et que tu en as été infiniment frappé, infiniment surpris?
— C’est exact! Mais encore une fois, Juve, c’est précisément parce que j’ai eu ces renseignements, parce que j’ai pu me rendre compte des secrets terribles qui existent dans ces milieux, que je crois pouvoir, aujourd’hui, rattacher l’affaire Brocq à un crime d’espionnage…
— Marotte! Fandor, dis-toi bien une chose: l’assassinat du capitaine s’est passé dans de si tragiques circonstances qu’il ne peut être imputé qu’à Fantômas. Inutile de se fermer les yeux pour ne point voir. Inutile de se boucher les oreilles pour ne pas entendre. Inutile d’avoir peur… Il faut que nous soyons braves, au contraire… Il faut que nous regardions la vérité en face… Nous allons être à nouveau aux prises avec Fantômas. Voilà une certitude…
De moins en moins convaincu, Fandor eut à l’intention de Juve le même petit ricanement que le policier avait eu pour lui quelques instants auparavant.
— Marotte, Juve, dit-il à son tour… Il n’y a pas de Fantômas là-dedans. Votre affirmation m’avait troublé tout à l’heure, elle me laisse sceptique à présent… Vos raisons ne sont pas des raisons, vos déductions ne sont que des hypothèses… Non, voyez-vous, nous sommes bien en face d’une affaire grave, je suis d’accord en cela avec vous, mais s’est tout uniquement une affaire d’espionnage…
Et se levant, le journaliste ajouta:
— Tenez, Juve, voilà même ce que je m’en vais faire… après tout je suis en vacances et j’ai bien le droit de prendre quelques jours de congé… Ce soir même, je publierai dans La Capitale un grand papier où, sans nommer le capitaine Brocq, évidemment, je ferai quelques rapprochements avec lui, où surtout j’expliquerai ce que sont exactement les espions, leur véritable rôle, que l’on a tort de les considérer toujours comme des lâches, qu’ils doivent, au contraire, pour les besoins de leur profession sinistre, faire preuve et très souvent, d’une exceptionnelle bravoure, où je dirai enfin…
Juve haussait les épaules, et interrompant son ami, un peu vexé, quoi qu’il en eût, de ne point avoir pu le convaincre:
— Où tu diras des bêtises, petit, et voilà… enfin tu es libre!..
Fandor se levait:
— C’est vrai, disait-il, je suis libre, Juve, libre d’aller passer quinze jours au pays du soleil, où je serai d’ici quelques heures!.. parce qu’après tout… zut!.. lisez toujours mon article dans La Capitale, je vous annonce que je vais le soigner tout particulièrement. Et puis, à dans quinze jours… Ne rêvez pas trop de Fantômas, hein?
6 — LE CAPORAL VINSON
Un genou appuyé sur sa valise, Jérôme Fandor, de toute la force de ses bras vigoureux, tirait sur les courroies qu’il ne parvenait pas à boucler.
C’était le dimanche treize novembre, à cinq heures du soir; l’appartement du journaliste était brillamment illuminé: le gaz brûlait dans toutes les pièces où régnait le plus grand désordre.
Fandor partait en vacances et pour être sûr de ne pas manquer son train, le jeune homme se disposait à aller dîner à la gare de Lyon.
— Ouf! s’écria-t-il lorsqu’il eut enfin réussi à comprimer l’amoncellement de ses vêtements et à fermer sa valise.
Fandor poussa un soupir de satisfaction. Cette fois il ne pouvait plus douter de son départ, la chose était certaine. Fandor jetait un dernier coup d’oeil dans son logis lorsqu’il s’arrêta net au milieu du couloir.
Le timbre de la sonnerie avait retenti. Quelqu’un sollicitait l’ouverture de la porte d’entrée.
— Ils ne vont pas me refaire le coup? dit le jeune journaliste.
Et il ouvrit la porte de l’appartement. Sur le palier, un militaire.
— Monsieur Fandor? demanda ce dernier d’une voix douce, un peu enrouée.
— C’est ici, c’est moi, que désirez-vous?
Le militaire avança un pas, puis, comme faisant un effort sur lui-même, il articula péniblement:
— Voulez-vous me permettre d’entrer? je serais désireux de vous dire quelque chose.
Fandor, silencieusement, invita d’un geste de la main l’importun à pénétrer dans l’appartement.
C’était un tout jeune garçon qui portait l’uniforme de l’infanterie de ligne. Sur la manche de sa capote les galons de caporal.
Ses cheveux étaient bruns et ses yeux assez clairs contrastaient étrangement avec le reste de son visage aux tonalités foncées. Une légère moustache noire ombrait sa lèvre.
— À qui ai-je l’honneur de parler? demanda Fandor.
— Je suis le caporal Vinson. Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, monsieur, mais moi je vous connais bien, par vos articles… Et j’ai bien besoin de vous parler…
— Encore un raseur, se dit Fandor, qui vient me demander une recommandation.
Le journaliste bouillait d’impatience à l’idée qu’il perdait des minutes précieuses, et qu’il lui faudrait singulièrement écourter son dîner s’il ne voulait pas manquer le rapide.
Néanmoins, désireux d’être poli:
— Veuillez vous asseoir, monsieur, dit-il, je vous écoute.
Le caporal Vinson parut très ému.
— Ah! monsieur, commença-t-il, excusez-moi d’être venu vous déranger, mais je tenais à vous dire… à vous connaître… à vous exprimer… combien j’apprécie votre talent, votre façon d’écrire… comme j’aime les idées que vous exprimez dans le journal!.. Ainsi, votre dernier article, si juste, si… charitable…
— Vous êtes bien aimable, monsieur, interrompit Fandor et je vous remercie; mais si cela ne vous fait rien, nous pourrions prendre rendez-vous pour un autre jour car je suis très pressé et…
— Ah, monsieur, ne me chassez pas! Si je me tais aujourd’hui, je n’aurai plus le courage de parler… et pourtant il le faut…
— Eh bien, monsieur, causons.
— Monsieur Fandor… hurla alors Vinson, je suis un traître!
Encore qu’il fût loin de s’attendre à cette déclaration, aussi brutale que surprenante, Fandor ne broncha pas; il avait l’habitude de ces cas bizarres où les coupables éprouvent le besoin de faire leur profession de foi devant des gens qu’ils n’ont jamais vus, alors qu’ils se garderaient rigoureusement de révéler quoi que ce soit à des intimes.
Fandor se leva lentement de la chaise qu’il occupait, s’approcha du militaire, et lui mit cordialement les mains sur les épaules, l’obligea à s’installer de nouveau dans le fauteuil dont il venait de sortir:
— Remettez-vous, monsieur, je vous en prie, dit-il.
Une réaction se produisait, de grosses larmes coulaient sur les joues hâlées du caporal, et Fandor le considéra, ne sachant quelle consolation apporter.
— Oui monsieur, c’est à cause d’une femme… et puis vous comprenez cela… vous qui écrivez des articles où vous dites qu’il faut prendre en pitié les malheureux comme moi… car on est malheureux lorsqu’une femme vous tient et qu’on manque d’argent… Et puis, avec ces gens-là… lorsqu’on est embarqué dans leurs affaires, on est foutu… il faut obéir… et toujours ils en demandent plus… Ah! monsieur, quel épouvantable désastre que la mort du capitaine Brocq… voyez-vous, moi… si je suis devenu traître… c’est de leur faute… Ah! monsieur, vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir pour maîtresse une femme comme… celle que j’aime, une femme comme…