Fandor articula:
— Comme Bobi…
Mais il n’acheva pas. Vinson le regardait interloqué, ces premières syllabes ne le frappaient point et il semblait fort surpris, à la façon de quelqu’un qui les aurait entendues prononcer pour la première fois.
Fandor, pour dissimuler son embarras, se gratta la gorge, puis, très vite reprit:
— Je vous demande pardon de vous avoir interrompu, vous disiez donc… une femme comme?…
— Une femme comme Nichoune!.. Nichoune!.. ma maîtresse!.. ah! monsieur, tout Châlons sait ce qu’elle vaut. On connaît la méchanceté de cette rosse, et cependant… il n’y a pas un homme qui n’ait voulu…
— Mais mon brave caporal, pourquoi diable me racontez-vous tout cela?
— Mais, monsieur, parce que… parce que… parce que j’ai juré de tout vous dire avant de mourir!
— Fichtre! observa Fandor, que comptez-vous donc faire?
Le caporal, sur un ton de fermeté qui contrastait avec son attitude affolée jusqu’alors, répondit simplement:
— Je compte me tuer.
Désormais, c’était Fandor qui, loin de vouloir aller prendre son train, insistait près du militaire pour obtenir de lui des détails complémentaires sur l’existence de Vinson.
Le caporal Vinson se trouvait depuis quinze mois au service. Fils d’une veuve qui tenait une petite librairie à Levallois-Perret, il avait été des premiers conscrits que touchait la nouvelle loi de deux ans et le recrutement l’avait envoyé au 214e de ligne, en garnison à Châlons.
Ses classes terminées, il avait obtenu les galons de caporal, et, vu sa belle écriture, eu égard également à la protection d’un commandant, il avait passé dans les bureaux de la Place, en qualité de secrétaire. Vinson était fort satisfait de sa nouvelle situation, car le jeune homme, élevé dans les jupes de sa mère et dont toute l’adolescence s’était passée pour ainsi dire derrière le comptoir de la librairie, avait beaucoup plus le tempérament d’un bureaucrate que celui d’un homme actif. Le seul sport qu’il pratiquait avec plaisir, c’était la bicyclette et le seul luxe qu’il se permettait, c’était la photographie.
Un dimanche soir, entraîné par ses camarades, il était allé au Café-Concert de Châlons.
Vinson fréquentait quelques sous-officiers un peu plus riches que lui… Sans être des prodigues, ces jeunes gens avaient la dépense assez facile, et à maintes reprises déjà, Vinson, pour ne pas être en reste avec eux, avait sollicité et obtenu de sa mère des envois d’argent.
Ce soir-là, après le concert, on avait invité quelques chanteuses de l’établissement à venir souper en cabinet particulier et Vinson, au cours de la fête, s’était trouvé attiré, séduit par une grande fille aux cheveux teints, aux joues émaciées, aux yeux brillants et dont l’allure faubourienne et parigote l’avait subjugué.
Vinson, de son côté, visiblement ne faisait pas une mauvaise impression sur la chanteuse. La conversation s’était prolongée fort avant. Vers quatre heures du matin, le caporal et la chanteuse se retrouvaient la tête surchauffée, légèrement grisés par les alcools, sur le boulevard désert de Châlons, alors que le jour pointait. La permission de Vinson n’expirait que le lendemain soir; Nichoune lui avait offert l’hospitalité de sa chambre meublée… Ensuite ils avaient vécu l’aventure classique et lamentable de ces amants et maîtresses unis dans la débauche par le hasard, et qui se croient liés l’un à l’autre par une chaîne indissoluble.
La chanteuse avait harcelé le caporal de ses demandes d’argent.
Peu à peu, la mère de Vinson avait mis le holà aux dépenses et le caporal, incapable de rompre avec Nichoune, commença à s’endetter dans la ville…
— Il m’arrivait quelquefois, lorsque, à la suite d’une dispute, j’avais momentanément quitté Nichoune, ou lorsque je savais qu’elle recevait un amant, de partir la rage au cœur. Un certain samedi, enfourchant ma fidèle bécane pour abattre des kilomètres sur la grande route poudreuse qui longe le camp, je fis une course rapide, puis m’étant assis à l’ombre d’un arbre, le long d’un fossé, je commençais à m’endormir. Un cycliste, dont le pneumatique était crevé, me demanda de lui prêter ma trousse pour le réparer, et tandis que la dissolution séchait, nous causâmes. C’était un homme d’une trentaine d’années, élégamment habillé. À la façon dont il s’exprimait, on sentait que l’on avait affaire à un homme du monde.
«Il voyageait, me disait-il, en touriste, et visitait précisément les environs de Reims et de Châlons…
«— Pas bien pittoresque le pays! lui dis-je…
«— C’est intéressant… dit-il, par exemple les routes sont compliquées!..
«Je me mis à rire, et comme il insistait sur la difficulté qu’il éprouvait à se diriger dans la région, je lui offris de regarder avec moi la carte d’État-Major dont j’avais un exemplaire dans ma vareuse… Ah! monsieur… comme Alfred jouait bien la comédie! je ne vous ai pas encore dit qu’il s’appelait Alfred ou, du moins, qu’on le désignait sous ce nom-là? le seul que j’aie d’ailleurs jamais connu… ah, monsieur!
«Il parut absolument stupéfié à la vue de cette carte, cependant très ordinaire et prétendit me l’acheter à toute force. Moi je ne voulais pas, il m’en proposa cinq francs. Comme je m’étonnais qu’il n’attendît point d’être à Châlons, où il pourrait se procurer la même moyennant vingt sous, Alfred me déclara:
«— Bah! ça me fait plaisir de vous la payer ce prix-là… c’est une façon de vous remercier de m’avoir prêté votre trousse. Ma foi, monsieur Fandor, j’étais bien trop dans la dèche pour refuser. J’ai accepté donc, en m’excusant: le militaire n’est pas riche…
«Je passe sur les détails… En me reconduisant à la caserne, Alfred, en qui j’avais toute confiance, car il avait vraiment l’air d’un chic type, voulut à toute force me prêter de l’argent. Je lui avais parlé de Nichoune et aussi de mes difficultés. Il me glissa d’autorité un louis dans la main:
«— Quand vous serez redevenu civil, dit-il, vous vous arrangerez bien pour me rembourser, et puis d’ailleurs, je vais vous demander d’ici peu de me rendre quelques services, je vous paierai pour cela… Vous comprenez bien, monsieur Fandor, que je n’avais aucune raison de refuser, surtout qu’il m’offrait cela très gentiment et qu’il tombait à un moment où, je dois le reconnaître, j’aurais fait n’importe quoi.
«Nous nous sommes revus bien des fois depuis lors; Alfred m’invitait toujours, et souvent avec Nichoune; jamais il ne voulait me laisser payer; j’avoue d’ailleurs, que la plupart du temps j’aurais bien été en peine de le faire… Nos rendez-vous avaient toujours lieu hors de la ville où il n’aimait pas rester, parce que, prétendait-il, l’air était mauvais pour ses poumons très délicats. Il s’intéressait à tout, particulièrement à l’aviation et sans cesse il me faisait le piloter dans le camp des aviateurs. — Toi qui dessines bien, me disait-il, fais-moi donc un plan de cet appareil… explique-moi comment sont construits ces baraquements… Il m’interrogeait aussi sur les effectifs des régiments, sur les états qui me passaient par les mains dans les bureaux… Enfin un jour, comme je ne comprenais pas où il voulait en venir, Alfred me cassa le morceau:
«— Vinson, me dit Alfred, j’ai confiance en toi, tu connais aussi ma discrétion, eh bien, j’ai une affaire superbe qui va nous rapporter beaucoup d’argent. Un étranger possède un document très intéressant, que l’on apprécierait beaucoup à l’État-Major du 6e Corps. Il a besoin d’argent et serait disposé à le vendre; j’ai essayé de le lui acheter, mais je n’avais pas les fonds nécessaires… Je cherchais une combinaison, lorsque cet étranger me demanda de lui procurer quelques photographies des casernes de Châlons, en échange desquelles il me donnerait son document. Il a besoin de ces photographies pour faire des cartes postales. Si nous pouvons les lui fournir dans trois jours, non seulement il nous donnera son papier important, mais encore il paiera chaque épreuve vingt francs pièce…