«Ah! monsieur Fandor, toute cette histoire-là ne tenait pas debout, mais j’eus la faiblesse d’y croire… ou tout au moins de faire semblant!.. d’ailleurs, la proposition d’Alfred venait à pic; je n’avais plus un sou vaillant. Nichoune faisait un tapage épouvantable et c’est à peine si j’osais sortir dans les rues, tant j’avais de créanciers. Plus tard, j’ai su que c’était là un procédé qu’on emploie pour “amorcer” les indicateurs. On leur fait livrer d’abord des choses insignifiantes qu’on leur paie très cher, ensuite, on les boucle… Les photographies faites, j’ai rejoint Alfred qui m’avait dit d’obtenir à tout hasard une permission de quarante-huit heures. Alfred m’a entraîné à la gare. Il avait deux billets, nous partions pour Nancy où se trouvait, disait-il, l’acheteur. À Nancy, personne.
«Soudain, vers quatre heures de l’après-midi, Alfred me dit: Bah! n’hésitons plus, si l’étranger n’est pas venu c’est qu’il nous attend ailleurs, je sais où… allons donc le rejoindre… à Metz… À Metz? mais il faut passer la frontière et je n’ai pas… Alfred m’interrompt. Il ouvre une armoire, en tire des vêtements civils, puis dans un tiroir une fausse barbe.
«Au bout d’une demi-heure, nous nous étions travestis. Une heure après nous débarquions en Lorraine. C’est là que, pour la première fois, j’ai commencé à avoir peur, car il m’a semblé qu’en sortant de la gare de Metz, Alfred venait d’échanger un coup d’oeil avec le gendarme de service. Ah! monsieur Fandor, comme je l’ai regretté ce voyage. Sitôt en pays étranger, Alfred a changé d’attitude à mon égard. Ce n’était plus un ami, mais un maître que j’avais. Il me tenait, le brigand, et joliment bien!
«— Où allons-nous? lui ai-je demandé. Alfred ricana: — Parbleu! tu t’en doutes, qu’il me répond, chez le major Schwartz, dans la Wornerstrasse, au Bureau des Renseignements… — Je n’irai pas! Alfred me lance un coup d’oeil menaçant. — Tu viendras! me fit-il à voix basse. Songe donc que si tu refusais, au bout de cinq minutes la police t’aurait démasqué!..
«Il n’y avait rien à faire. Je le connaissais déjà de réputation ce Bureau des Renseignements, Alfred m’en avait parlé. C’était un vaste appartement au premier étage d’une maison bourgeoise, où travaillaient de nombreux employés en civil, mais qui tous ont l’allure militaire. On attend dans une large pièce remplie de dessinateurs, de dactylographes, sur le mur s’étale une carte à grande échelle de la frontière des Vosges. Alfred se fait annoncer. Quelques instants après nous sommes introduits dans un bureau. Un gros homme assis derrière une table encombrée de dossiers nous regarde par-dessus ses lunettes. Chauve, une épaisse barbe blonde taillée en carré. Sans mot dire, il examine les photographies, les jette négligemment sur une étagère et prend dans son tiroir dix louis en monnaie française qu’il me compte… De document en échange… plus question.
«Je croyais que tout était fini et m’apprêtais à sortir de ce lieu abominable, mais le gros homme me mit la main sur le bras — c’était le major Schwartz, en personne, — grand chef de l’espionnage, je l’ai su depuis. Il me dit, s’exprimant en français, très correctement, avec à peine un léger accent: — Caporal Vinson, nous vous avons payé largement des communications qui n’ont aucune valeur, mais il va vous falloir nous servir mieux que cela. D’abord, il savait que j’étais affecté à la Place de Châlons, à toutes les écritures concernant le service de l’aviation. Il voulait obtenir un état complet de l’organisation des dirigeables et des aéroplanes, il fallait lui donner les caractéristiques de tous les appareils, les états de service des officiers qui les montaient… il exigeait des renseignements plus confidentiels encore, l’affectation des aviateurs et des dirigeables en temps de mobilisation, toute la lyre, quoi!..
— Et… vous avez… fourni tout cela?
— J’ai fourni tout cela!
— C’est tout?
— Pas encore! Alfred m’avait raccompagné jusqu’à Nancy où j’avais repris mon uniforme, puis j’ai regagné Châlons tout seul.
«Je me suis demandé s’il me serait possible de me débarrasser de mon triste entourage, mais je n’ai pu y réussir… Alfred, chaque jour, me harcelait, me menaçait, j’ai dû lui obéir, comme je viens de vous le dire; puis aussitôt après il y a eu l’affaire du capitaine Brocq…
«Alors, sans rien dire à personne j’ai demandé mon changement de garnison par la voie hiérarchique; j’espérais aller dans l’Ouest ou dans le Midi, surtout quitter le sixième corps, fuir le voisinage de la frontière, achever en un mot mon service dans une région où il me serait impossible de faire du “renseignement”, mais je ne sais comment, est-ce par Nichoune — je le suppose, car je lui avais, par malheur, confié un soir ce secret, — Alfred a appris ma décision… Il s’est mis dans une colère épouvantable, puis soudain il a ri, et il a dit: — Mon vieux Vinson, je m’en vais te faire une bonne blague… Elle était terrible la blague, elle l’est encore, monsieur, écoutez… écoutez ce qui est arrivé: J’ai obtenu mon changement en effet, c’est pour cela que je suis aujourd’hui en permission de huit jours, mais lundi prochain 21 novembre, avant midi je dois être rendu à mon nouveau régiment. Or, ce régiment, c’est le 257e d’infanterie, en garnison à Verdun!.. Vous comprenez?
— Je commence… murmura Fandor.
— À Verdun, reprit le caporal qui, s’étant levé, allait et venait dans la pièce, se comprimant les tempes, en proie à une angoisse inexprimable… à Verdun, c’est-à-dire sur la frontière même, c’est-à-dire au milieu de tous ces gens-là, à leur merci!.. Ah! le coup a été bien combiné, j’ai voulu sortir du guêpier, je suis retombé au milieu de la ruche. Alors, monsieur, pour tout vous dire, je perds la tête, absolument! je sens qu’ils me tiennent, qu’il m’est impossible de me dégager et en outre, j’ai peur d’être pris… oui; il s’est passé ces jours derniers des choses, à Châlons, qui me terrifient; je crois que l’on me soupçonne, que l’on soupçonne Nichoune, que mes chefs m’observent, c’est la fin! Cela est survenu, brusquement, comme un ouragan, à dater du jour où les journaux ont annoncé l’assassinat du capitaine Brocq! je suis perdu… perdu… j’ai voulu venir vous exprimer toute ma honte pour que vous puissiez mettre en garde, par un article dans votre journal, les jeunes soldats, qui par amour insensé pour une femme abominable ou par un besoin d’argent seraient disposés un jour à suivre mon triste exemple.
— Vinson, soyez brave, dites tout à vos chefs?
Le caporal secouait la tête…
— Jamais!.. monsieur… jamais je ne pourrai. Songez donc que c’est le pire déshonneur, le pire. Vous parliez de ma mère: c’est pour elle que je veux me tuer. Elle deviendrait folle si jamais elle apprenait que son fils a trahi… Ce soir, le caporal Vinson n’existera plus.
Longuement Fandor chapitra Vinson.
Le journaliste se fit tour à tour éloquent, persuasif… il accumula arguments sur arguments, appela à son secours l’amour-propre, le devoir.
Lorsqu’il vit enfin que l’infortuné caporal hésitait, qu’une lueur d’espoir, qu’un vague désir de réhabilitation renaissaient dans son esprit, il s’arrêta court et brusquement, lui demanda: