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* * *

Le colonel ne resta pas longtemps seul dans son bureau, il venait de faire appeler le lieutenant de Loubersac.

Au bout d’une seconde, avec une ponctualité toute militaire, le lieutenant de cuirassiers se présentait à son chef. Il était en uniforme. L’officier avait à peine eu le temps de passer chez lui pour enlever sa cuirasse et son casque, qu’il arrivait au Ministère au moment précis où le colonel le demandait.

— Rien d’anormal ce matin, Loubersac? interrogea Hofferman, qui considérait avec complaisance le militaire, superbe dans son magnifique uniforme, et dont le visage martial, élégant, incarnait si bien le type classique du bel officier de cavalerie.

— Rien, mon colonel, déclara Loubersac: l’arrivée du roi de Grèce s’est passée parfaitement. Nous l’avons escorté jusqu’aux Affaires Étrangères, où il est descendu.

— La foule?

— Peuh! assez indifférente, mais curieuse de voir tout de même. Assez nombreuse sur la place de la Concorde et la rue de Rivoli…

— Cela doit vous faire une émotion, Loubersac, chaque fois que vous passez au carrefour de Rohan? interrogea en souriant Hofferman.

— Ma foi, mon colonel, déclara le lieutenant, je vous avoue franchement que oui. Depuis la bombe du roi d’Espagne, qui m’a doté d’une cicatrice au front, j’y pense toujours…

— Hé! s’écria le colonel, à quelque chose, malheur est bon, vous aurez la croix plus vite…

Henri de Loubersac hocha la tête…

Hofferman reprit:

— Mon cher ami, vous savez… le document qui a disparu…

Aux premiers mots du colonel, l’officier avait rectifié la position, repris une attitude respectueuse et attentive.

— Le document qui a disparu, poursuivit le chef, est important…, très important, il faudrait le retrouver…

— Bien, mon colonel…

— Avez-vous en ce moment un agent perspicace, dégourdi?…

De Loubersac réfléchit un instant, puis d’un ton sûr:

— Oui, mon colonel.

— Qui est-ce?

— L’homme qui s’occupe de l’affaire V…

— Quand le voyez-vous?

— Cet après-midi, mon colonel, nous avons rendez-vous à trois heures et demie.

— Cette histoire fait un potin de tous les diables. La Rente a baissé de deux points, ce qui ne s’était pas vu depuis les incidents du Maroc…

«Loubersac, il faut mettre d’urgence votre agent sur cette affaire, discrètement, bien entendu, mais activement.

— Et quelles sont les conditions?

Après une seconde de réflexion, Hofferman répondit:

— Vous traiterez au mieux.

* * *

Midi. Les vastes locaux du ministère, jusqu’alors silencieux, s’emplissaient de murmures et d’éclats de voix. Des bruits de pas précipités dans les escaliers, des portes claquées. Les bureaux se vidaient…

— Tiens! s’écria le capitaine Loreuil en enfonçant jusqu’à ses yeux un énorme chapeau mou qui lui donnait une vague allure d’artiste peintre ou de marchand de marrons, tiens, voilà le plus beau cavalier de France et de Navarre…

Et il entonna, d’une voix claire:

Ah, que j’aimerais ce cuirassier

Si j’étais encore demoiselle…

Henri de Loubersac, qui venait de se heurter au jovial capitaine, éclata de rire et lui serra les mains chaleureusement.

* * *

Un nombre restreint de promeneurs, de curieux, d’oisifs, se tenait immobile au Jardin des Plantes, le long de la palissade qui sépare le public du bassin rocailleux dans lequel évoluent en liberté une demi-douzaine de crocodiles.

Quelques enfants, pilotés par des bonnes ou des institutrices, jetaient avec des gestes maladroits des morceaux de pain aux monstres qui refermaient leurs formidables mâchoires avec des claquements secs.

Il y avait aussi, autour de la barrière protectrice, des miséreux en loques, quelques types d’étudiants, un ou deux ouvriers, l’inévitable petit télégraphiste qui s’attarde en route au lieu d’aller porter les dépêches et enfin un personnage qu’un observateur aurait vite remarqué parmi cette foule éminemment populaire. Jeune homme blond, élégant, sanglé dans un pardessus à taille et coiffé d’un chapeau melon…

Ce jeune homme, planté depuis dix minutes devant le parc des crocodiles, paraissait n’accorder aux évolutions des sauriens qu’une médiocre attention. Sans cesse il jetait autour de lui des regards furtifs, semblant chercher quelqu’un.

Vraisemblablement, c’était un amoureux, venu d’avance à un rendez-vous, escomptant l’arrivée d’une femme peut-être en retard…

Drôle d’endroit toutefois pour se parler d’amour que ce triste Jardin des Plantes embrumé et dont les arbres, peu à peu, dépouillaient leur parure de feuilles.

Un uniforme surgit d’une allée; c’était un sergent d’intendance qui passait affairé!

À peine l’eut-il aperçu, que le jeune homme élégant s’écarta, abandonnant sa place au premier rang de la palissade et alla se dissimuler derrière un arbre en grommelant presque à mi-voix:

— Décidément, il faut toujours être sur la défensive… pas la peine de me faire voir par ce sergent que je connais pour l’avoir rencontré dans les couloirs du ministère… et qui, sans doute, ne doit pas ignorer ma tête.

Le jeune homme déboutonna son pardessus.

— Trois heures vingt-cinq, dit-il, il ne tardera pas!

* * *

À deux cents mètres de là, sur la place Valhubert, devant la grande entrée du Jardin, un attroupement s’était formé. La foule, badaude au possible, se bousculait…

Le vieux joueur d’accordéon, d’un coup d’œil rapide avait examiné le visage de son interlocuteur.

Celui-ci, qui, penché en avant traçait avec sa canne des ronds sur le sable, interrogea brièvement:

— Où en sommes-nous, Vagualame?

— Je n’ai plus d’argent, mon lieutenant…

— Qu’est-ce qu’il vous prend? il n’y a pas de lieutenant… ici… pas plus qu’ailleurs! je suis M. Henri, pas autre chose! Est-ce que je m’inquiète de savoir qui vous êtes, Vagualame?…

— Oh! protesta le vieillard, il suffit. N’ayez aucune crainte; je connais mon métier, vous savez mon dévouement… malheureusement, ça coûte cher…

— Oui, reprit Henri de Loubersac, car c’était en effet l’officier de cuirassiers, oui, je sais, vous êtes toujours à court.

— Aurais-je de l’argent bientôt? insista Vagualame.

— Cela dépend, fit le lieutenant, où en sont les affaires?

— Lesquelles?

— Vagualame, vous n’êtes qu’un imbécile, l’affaire dont je vous parle, c’est l’affaire V…, où en est-elle?

Le vieillard se mit à rire:

— Peuh! rien du tout! c’est encore des histoires de femmes… vous savez bien, monsieur Henri… cette petite chanteuse de Châlons? la nommée Nichoune?… hé! hé!.. assez gentille… j’aurais, ma foi, quarante ans de moins que… ça sort du ruisseau, ces gaillardes-là… c’est vicieux dans l’âme… pour un bijou on en ferait ce qu’on en voudrait… vous la connaissez bien?… elle a débuté à La Fère, et puis ça a roulé les bastringues de la Picardie, des Ardennes?…

— Tout ça, interrompit le lieutenant, ne signifie rien, Vagualame…

— Pardon! monsieur Henri, Nichoune, c’est la maîtresse du caporal V… il est en permission, le caporal…

— Je sais, observa l’officier, il est même à Paris…

— Et alors, que voulez-vous que je fasse?

— Vous allez partir pour Châlons, procéder à une enquête très serrée sur les relations de V… avec Nichoune. V… était pourri de dettes?…

— Il les a réglées, observa Vagualame…