Hofferman, avec franchise, répondit:
— C’est mon avis. Je vous rends justice, monsieur Juve. Tel était bien le caractère du capitaine Brocq. Mais je ne vois pas où vous voulez en venir?
— À ceci, reprit le policier: parmi les relations du capitaine Brocq, se trouve la famille d’un ancien diplomate d’origine autrichienne, M. de Naarboveck. M. de Naarboveck a une fille d’une vingtaine d’années, Mlle Wilhelmine, laquelle, au lendemain du décès a fait preuve d’un désespoir profond et d’une émotion intense; je n’irai pas jusqu’à prétendre que Mlle de Naarboveck était la maîtresse du capitaine Brocq… mais je vous le laisserais volontiers supposer.
— Comment savez-vous, interrogea le sous-secrétaire d’État, que Mlle de Naarboveck a manifesté du chagrin à la mort du capitaine Brocq?
— Par un journaliste qui a été reçu dans l’intimité des Naarboveck le lendemain du drame.
— Oh! un journaliste! protesta le colonel…
Juve sourit finement:
— C’est un journaliste, mon colonel, pas tout à fait comme les autres, puisqu’il s’agit de Fandor.
Et il ajouta:
— Sa venue chez le diplomate autrichien était d’ailleurs non pas la conséquence d’une initiative privée, mais bien l’exécution d’une mission dont il avait été chargé en haut lieu. D’accord avec M. Dupont (de l’Aube), directeur de La Capitale, M. le ministre de la Guerre avait désiré…
Le sous-secrétaire d’État coupa la parole à l’inspecteur.
— Nous sommes au courant de cela, monsieur Juve… Toutefois, je puis vous dire que la personne sur laquelle le ministre voulait être renseigné n’était pas Mlle de Naarboveck, mais bien sa dame de compagnie… une jeune femme appelée Berthe…
— … et surnommée Bobinette… acheva Juve; je sais, monsieur le sous-secrétaire d’État.
— Que pensez-vous d’elle? interrogea M. Maranjévol.
— Plus j’y réfléchis et plus je suis tenté de croire que Wilhelmine de Naarboveck était la maîtresse de Brocq… oh! en tout bien tout honneur… J’entends par là que ces jeunes gens, lorsqu’ils se trouvaient ensemble, devaient s’entretenir uniquement de sujets d’amour… mais derrière eux, subrepticement, une tierce personne pénétrait leur intimité, était dépositaire de leur secret et pouvait de ce chef prendre pas mal de libertés avec eux. Cette personne, c’est Mlle Berthe, dite Bobinette… Messieurs, ou je me trompe fort, ou Bobinette n’est autre qu’une fille de la plus basse extraction, capable de tout et qui aurait été mêlée à la bande de criminels la plus redoutable qui soit au monde, à la bande que j’ai maintes fois poursuivie, décimée, désagrégée, mais qui renaît sans cesse, se reforme, à la manière de l’hydre malfaisante, à la bande, messieurs… de Fantômas.
Juve se tut, s’épongea le front.
La voix sèche du colonel Hofferman rompit le silence:
— Hypothèses, monsieur! Hypothèses vraisemblables en ce sens qu’il se peut fort bien que Brocq ait eu une maîtresse, — nous en sommes tous là, — mais en réalité, c’est du roman.
Un coup discret venait d’être frappé à la porte du cabinet du sous-secrétaire d’État.
— Qu’y a-t-il? demanda M. Maranjévol.
— Le capitaine Loreuil fait dire à mon colonel qu’il est de retour à l’instant et qu’il a une communication urgente…
— Le capitaine attendra! s’écria Hofferman.
Mais l’huissier, exécutant la consigne qu’il avait reçue:
— Le capitaine a prévu cette réponse, mon colonel, et il m’a dit d’ajouter que la communication ne pouvait pas attendre…
Le domestique se retirait. Du regard, Hofferman avait consulté le sous-secrétaire d’État.
— Allez-y, lui dit ce dernier, et revenez aussitôt…
Puis, s’adressant à Juve, M. Maranjévol commençait:
— Le Gouvernement est fort ennuyé de tous ces incidents qui prennent des proportions énormes. Nous en causions encore hier au Conseil des ministres… Savez-vous que les bruits de guerre s’accréditent de plus en plus?… l’opinion publique est bouleversée… c’est désolant!.. À la Bourse, la Rente continue à baisser…
— Je n’y peux rien, monsieur le sous-secrétaire d’État.
Midi sonnait.
10 — LA TANTE PALMYRE
Ce même jour, bien avant la réunion mouvementée qui se tenait dans le cabinet de M. Maranjévol, sous-secrétaire d’État au ministère de la Guerre, le patron de l’Hôtel des Trois-Lunes, à Châlons, était fort occupé à mettre son vin en bouteilles.
Soudain il fut troublé dans ses occupations par une voix inconnue de lui qui appelait avec insistance:
— Hé! il n’y a donc personne ici? L’père Louis, où est-il?
En maugréant, l’hôtelier remonta jusqu’au vestibule.
— Le père Louis? fit-il, c’est moi-même, quoi qu’on m’veut?
Le gargotier était en présence d’une grosse femme à la silhouette éminemment grotesque, vêtue d’un complet clair dont la jupe, sur le devant, était soulevée par le ballonnement d’un gros ventre. Une voilette à ramages dissimulait les traits de la femme, qui devait être assez âgée, mais voulait sans doute paraître jeune encore. La peau de sa figure était en effet recouverte d’une épaisse couche de maquillage…
— Quel tableau! pensa le père Louis.
— Ouf! s’écria-t-elle, l’père Louis, que c’est donc loin, votre cambuse!.. Ma parole, j’ai cru que je n’arriverais jamais… Alors, comment c’est-y qu’elle va ma fille?
Interloqué, soupçonneux presque, le père Louis regardait la grosse personne.
— Qui donc que vous êtes? demanda-t-il d’un ton bourru, je ne vous remets pas!
— Parbleu s’écria la vieille, parbleu, ça n’est pas étonnant que vous ne me reconnaissiez pas, puisque vous ne m’avez jamais vue!.. Mais, vous savez qui je suis, à force d’en entendre parler… Je suis la tante Palmyre!.. la tante à Nichoune.
— En effet!.. en effet…
— C’est moi qui l’ai élevée, c’t’enfant, car elle est restée orpheline, la pauv’gosse à l’âge de quatorze mois… Elle a reçu une belle éducation, et maline avec ça! La même chose que moi, j’vous dis… D’abord, dans la famille nous sommes toutes cocottes de génération en génération… Il n’y a pas de sot métier, pas vrai?… Qu’est-ce que vous avez donc à rigoler comme une baleine?…
L’hôtelier riait à gorge déployée…