— Fantômas! Fantômas! murmurait Juve, mon Dieu, c’était Fantômas que j’avais en face de moi!.. Vagualame, c’est Fantômas! Ah! malédiction! Pourquoi l’ai-je laissé s’enfuir?
Le policier demeura toute la nuit chez Fandor. Il attendit le retour du journaliste. Fandor ne parut point.
12 — AVATAR DE FANDOR
Le vacarme assourdissant des «fauves» s’atténua au fur et à mesure que la nuit s’achevait et que le train lancé à toute vapeur s’éloignait de Paris.
Les «fauves», c’étaient les permissionnaires qui, ce dimanche soir, 21 novembre, s’embarquaient à la gare de l’Est pour regagner leurs garnisons respectives.
Les troupiers, surexcités par les bons dîners qu’ils venaient de faire en famille ou avec des amis, avaient manifesté au départ leur regret de regagner la caserne.
Mais peu à peu, les enthousiasmes s’étaient calmés; on se tassait tant bien que mal à quinze ou seize dans les compartiments de troisième, les premiers occupants assis sur les banquettes, les autres à côté, sur le plancher. Puis au fur et à mesure que passait le temps, une torpeur générale envahissait les troupiers.
Un caporal de ligne qui jusqu’alors, malgré ses galons, avait été obligé de se tenir debout, poussa un soupir de satisfaction au départ de Sainte-Menehould et s’allongea enfin sur la banquette.
Une aube pâle montait lentement.
— Fichu temps! fichu pays! grommela le caporal. Quand je pense que cet animal de Vinson, bénéficiant de mon permis de première classe, est parti cette nuit sous mon nom et roule désormais dans un confortable sleeping à destination de la Côte d’Azur… avec des billets bleus plein la poche. Ma parole, c’est à vous dégoûter d’être honnête. Actuellement, il doit avoir dépassé Lyon, il approche de Valence… Heureux mortel… De la chaleur, du soleil… Ensuite, que va-t-il faire, une fois arrivé à Menton? gagner l’Italie, évidemment, mais après? Dame, je m’en fiche… Gênes? il n’y manque pas de paquebots pour les destinations les plus lointaines… Vinson n’aura que l’embarras du choix».
Le caporal, claquant des dents, reprit son soliloque:
— C’est risqué en diable ce que je fais. Prendre la place de Vinson et partir pour Verdun, où son régiment tient garnison, ce nouveau régiment auquel il vient d’être affecté… pas banale en effet, ma combinaison… Mon Dieu, cela irait encore si j’avais été soldat… ce que je vais avoir l’air bien gourde… Bah! j’en saurai toujours assez. Pendant ces derniers huit jours, je me suis bourré la tête de théorie, j’ai cuisiné Vinson de toutes les façons pour connaître les us et coutumes de la vie des camps… j’aime à croire qu’avec un peu d’audace j’en remontrerai aux anciens. Mais pourtant… débuter dans une garnison de l’Est, m’introduire comme ça, tout de go, dans la «Division de fer», c’est du culot. Il est vrai que les journalistes savent tout sans avoir jamais rien appris… Pourvu tout de même que l’on ne me colle pas de la salle de police sous prétexte que j’ai un bouton mal astiqué ou que j’ignore le premier mot du service de place. Ce serait absurde comme tout… car il ne faut pas oublier, mon petit Fandor, que tu n’es pas là pour jouer au soldat, mais bien pour te documenter sur une bande de traîtres et les démasquer à la première occasion.
Le militaire qui grelottait, seul, dans ce compartiment n’était autre, on l’aura compris, que Jérôme Fandor.
Le journaliste s’était substitué au caporal Vinson, avait pris sa personnalité et sa tenue, afin de pouvoir étudier de près les espions qui gravitaient autour du malheureux militaire. Coup double: car il sauvait la mise au caporal, gagnant sa confiance et lui permettant de fuir à l’étranger, où il attendrait les événement. Fandor estimait qu’il ne risquait pas grand-chose. Au 257e de ligne, où Vinson était envoyé, on ne l’avait pas encore vu. Fandor pouvait donc fort bien s’y présenter à sa place. Le journaliste qui, la veille seulement, s’était arrêté à cet audacieux projet, avait voulu en aviser Juve et avait téléphoné au policier pour lui demander de venir le voir. Mais l’arrivée inopinée de Vagualame, que Fandor savait être un agent du Deuxième Bureau, l’avait fait déguerpir. Vagualame cherchait Vinson. Si Fandor s’était laissé prendre sous la tenue du caporal que précisément il revêtait au moment où Vagualame arrivait, c’en était fini de son projet et on arrêterait Vinson.
Que s’était-il passé derrière lui? le moyen de le savoir sans mettre la puce à l’oreille de qui que ce soit? La consigne qui s’imposait au caporal Vinson: motus bouche cousue. Et Juve?
Fandor regrettait évidemment de ne pouvoir rassurer Juve.
Le reporter imaginait Juve sachant que son ami Fandor devait partir en vacances, allant se renseigner à la compagnie des Wagons-Lits. On lui dirait certainement que, le dimanche soir, 21 novembre, une place de sleeping avait été occupée par M. Fandor. Juve, de la sorte, croirait son ami en villégiature et ne s’inquiéterait plus de son sort.
— Tout va bien, s’écria Fandor, il ne me reste plus désormais qu’à prendre mon rôle au sérieux… et à le jouer avec bonne humeur.
Le train siffla, ralentit. On entrait en gare de Verdun.
Fandor laissa descendre la foule des militaires et quelques rares civils.
Ayant soigneusement réajusté sa capote, arrangé les franges de ses épaulettes, et rendu à son képi une forme convenable, le caporal gagna la sortie.
Il se trouva sur un vaste terre-plein, hors de la gare, pataugeant dans la boue. Il aperçut, enveloppé d’un grand capuchon, l’honnête et rébarbatif visage d’un vieux sergent de ville.
L’agent considéra le caporal d’un air curieux, et Fandor, qui n’était pas autrement rassuré sur les conséquences de son équipée, crut opportun de s’assurer les bonnes grâces du représentant de l’autorité.
Il ignorait en faits quels étaient les rapports officiels de l’armée et de la police.
À tout hasard, il décida d’être aimable.
— Pardon, excuse, fit-il en roulant les «r», pour s’essayer à contrefaire le campagnard — Fandor avait une âme de cabotin à certaines heures, et toujours celle d’un ironiste, — pardon, excuse, monsieur l’agent, vous pourriez pas m’dire où c’qu’est le 257e de ligne?
— Qu’est-ce que vous lui voulez? interrogea le gardien de la paix.
— J’vas vous expliquer, m’sieu l’agent. Censément que j’étais au 213e en garnison à Châlons. Pour lors, voilà huit jours qu’on m’a mis en permission et que l’on m’a signifié mon changement de corps, autrement dit que j’étais affecté au 257e.
Le gardien de la paix se gratta le menton, parut interroger sa mémoire, puis, après réflexion, objecta:
— C’est que le 257e de ligne se trouve dans trois endroits: au bastion 14, à la caserne Saint-Benoit et au Fort-Vieux… Où c’est-y que vous vous rendez, caporal?
Fandor n’avait pas prévu cette question.
— J’n’ai pas de préférence, murmura-t-il, en prenant une attitude imbécile, je ne sais point!..
Les deux hommes restaient immobiles. Fandor sentait qu’un fou rire le gagnait.
Mais soudain l’agent eut une idée.
— Voyons voir votre feuille de route?…
Et Fandor s’étant exécuté, le brave gardien de la paix poussait une exclamation triomphale.
— Ça y est, j’ai trouvé, c’est écrit sur le papier, vous êtes désigné pour rallier la caserne Saint-Benoît. Mon vieux, c’est d’la veine, elle est à cinquante mètres d’ici, descendez la route, et à gauche vous verrez le mur de la caserne. L’entrée est au milieu…