— Je vous l’ordonne!..
— Eh bien, poursuivit le policier qui jouait de mieux en mieux son rôle de Vagualame, puisque vous voulez ma pensée, j’estime que Nichoune n’était pas du tout la maîtresse de Brocq.
— On a trouvé chez elle des lettres du mort…
— Mise en scène…
— Par exemple!
— Mais au fait, vous devez être mieux renseigné que personne, vous causiez encore avec Nichoune vendredi, la veille de sa mort?
Juve allait protester, l’officier poursuivit:
— L’hôtelier vous a vu…
— Tiens! tiens!.. pensa Juve, auquel cette déclaration ouvrait des horizons…
— D’après vous, qui aurait tué Nichoune?
— Ma foi, je suis tenté de croire que le coupable pourrait bien être la tante Palmyre…
— La tante Palmyre! Ah, vous tombez bien! Décidément mon pauvre Vagualame, vous êtes stupide aujourd’hui, mais la tante Palmyre c’était tout simplement un de mes collègues du Deuxième Bureau…
— Tant mieux, se dit Juve, je m’en doutais.
— Vagualame, vous parliez tout à l’heure de la maîtresse de Brocq. D’après vous, Nichoune n’aurait eu aucune relation avec le capitaine? Quelle serait donc la femme?…
— Hé! suggéra Juve, cherchez ailleurs…, autour d’elle.
— Attention, Vagualame, dit l’officier, pesez bien vos paroles.
— Soyez sans crainte, monsieur Henri…
— Vous croyez peut-être que c’est Bobinette?…
— Non!
— Alors, alors ce serait…
— Wilhelmine de Naarboveck… Oui.
Un cri d’indignation retentit, cependant que, d’un formidable coup de pied, l’officier, incapable de se contenir, envoyait le faux Vagualame rouler dans la boue grasse sur la berge de la Seine.
— L’animal! grommela tout bas Juve en se relevant; si je n’étais pas Vagualame dans la circonstance, je saurais comment lui répondre…
Mais le policier avait accepté d’avance le rôle délicat qu’il jouait avec ses avantages et ses inconvénients: il se redressa en trébuchant comme un vieillard, alla s’accouder à la rampe de l’escalier qui conduit au quai.
Le lieutenant de Loubersac, sans paraître se préoccuper de son interlocuteur, allait et venait, en proie à une agitation extrême et sans souci d’être entendu, il monologuait à haute voix:
— Sales individus!.. sales gens!.. sale métier!.. ils ne respectent rien!.. insinuer de semblables choses! Wilhelmine de Naarboveck, la maîtresse de Brocq… ah, c’est ignoble!.. quelle honte!.. quelle calomnie!..
— Monsieur Henri…
À cet appel, l’amoureux eût une recrudescence de colère:
— Taisez-vous! hurla-t-il, vous m’écœurez!..
— Mais, insista le faux Vagualame, si je vous ai parlé comme je l’ai fait, c’est parce que ma conscience…
— Avez-vous donc des consciences, vous autres? Avez-vous des preuves de ce que vous avancez?
— Peut-être, fit Juve évasivement…
— Il faut me les donner!
— Des preuves, non, je n’en ai pas, répondit l’énigmatique vieillard, mais j’ai des présomptions…
— Écoutez, nous ne pouvons pas continuer cet entretien ici. Demain nous nous retrouverons comme d’ordinaire… ne m’abordez plus sans le mot de passe…
— Diable, pensa Juve, comment faire pour le connaître, ce fameux mot?
Le policier eut une inspiration:
— Il ne faut plus l’employer, déclara-t-il avec assurance, car j’ai peur que notre consigne habituelle ne soit brûlée… oui, je vous expliquerai pourquoi…
— Soit, que dirons-nous dorénavant?
— Je dirai «monoplan»…
— Et, continua Juve, moi je répondrai «dirigeable».
— D’accord!
Pressé d’en finir, le lieutenant de Loubersac avait rapidement gravi les marches de l’escalier.
Il atteignait le haut du quai que Juve demeurait encore sur la berge.
Soudain il se frappa le front:
— Monsieur Henri! appela-t-il.
— Quoi?
— Le rendez-vous, pour demain?
L’officier venait de faire signe à un taxi-auto qui passait. Il se pencha sur le parapet et jeta à Juve, à peine arrivé au milieu de l’escalier:
— Mais, à trois heures et demie, au Jardin, comme d’ordinaire…
Le faux Vagualame, enfin parvenu sur le trottoir du quai, regardait navré partir au loin l’automobile qui emportait l’officier!
Mais quelques secondes après, Juve riait dans sa fausse barbe blanche:
— Après tout, je m’en fiche, j’ai tiré de celui-là tout ce qui m’intéressait, peu importe que je ne le revoie plus… et… à nous deux maintenant, Bobinette…
14 — SUR UNE TOMBE
— Ah! par exemple, tiens, quelle surprise!.. Figurez-vous, dit Mlle de Naarboveck, que je viens d’apercevoir dans cette glace que vous nous suiviez…
L’apostrophe soudaine de Mlle de Naarboveck paraissait décontenancer Henri de Loubersac: une vive rougeur montait au front du bel officier qui, s’étant aussitôt découvert, serra chaleureusement dans la sienne la main que venait de lui tendre la jeune fille. Il balbutia quelques vagues excuses pour ne l’avoir point reconnue. Le lieutenant adressa également un salut aimable à Mlle Berthe qui accompagnait la fille du baron de Naarboveck.
Mlle de Naarboveck était, ce jour-là, jolie comme un cœur, sous sa toque de ragondin. Plus simplement mise, mais néanmoins avec recherche, Bobinette la suivait en jaquette de drap gros bleu soulignant la ligne gracieuse de sa taille, cependant qu’un chapeau aux larges ailes encadrait le visage irrégulier mais attirant de la piquante fille.
— Que faites-vous donc par ici, lieutenant?
— J’allais… rendre une visite… c’est un très heureux hasard qui m’a mis sur votre chemin. Où alliez-vous, Wilhelmine?
— Je vais prier sur une tombe.
— Me permettrez-vous de vous accompagner?
— Je vous demanderai, fit-elle, de me laisser aller seule, j’ai l’habitude de prier sans témoins… Qu’avez-vous donc, Henri?
— Écoutez, Wilhelmine, j’aime mieux tout vous dire… Oh! vous allez mal me juger, mais ce secret me pèse. Notre rencontre de tout à l’heure n’est pas fortuite, mais bien voulue… en ce qui me concerne du moins. Depuis quelques jours je suis inquiet, préoccupé… jaloux… Certes, jamais dans votre attitude, je me plais à le reconnaître, vous ne m’avez donné de motifs qui me permettent de douter de vos sentiments à mon égard…
La jeune fille, abasourdie, regarda le lieutenant:
— Je ne vous comprends pas? murmura-t-elle.
— Je serai franc, Wilhelmine, vos dernières paroles m’ont encore torturé… Allez-vous prier sur la tombe du capitaine Brocq?
— Et quand ça serait? ferais-je donc mal en priant pour le repos de l’âme de l’infortuné Brocq qui était au nombre de mes meilleurs amis?…
— Ah! s’écria Henri de Loubersac avec un tremblement, l’aimiez-vous donc?
— Si vous m’aviez suivie, monsieur, depuis déjà quelque temps, vous vous seriez aperçu que je venais à ce cimetière bien avant la mort du capitaine Brocq, par conséquent…
Mais Henri de Loubersac, soudain rasséréné, la remerciait avec un élan de franchise si spontané, si sincère, qu’il aurait touché le cœur de la femme la plus rude… Or, Wilhelmine était sensible au suprême degré.
Et sans intonation méchante, lorsque l’officier lui eut demandé à nouveau pour qui donc elle allait prier encore, à qui elle destinait le gros bouquet de violettes qu’elle tenait à demi dissimulé dans son manchon, la jeune fille murmura:
— C’est un secret.