— Je serais curieux, dit-il, de voir fabriquer ces billets de la sainte farce… Est-ce que vous…
— Mais j’allais vous le proposer…
Le jeune imprimeur tournait la manivelle de la machine.
— Tendez les mains!..
Et Jérôme Fandor eut la surprise de recevoir un superbe billet de banque de cinquante francs, tout neuf!..
— Qu’en dites-vous, dit l’imprimeur, est-ce bien imité?
— Certes, répondait le journaliste qui, considérant le billet de banque, demeurait fort perplexe:
— Et en voici d’autres, tenez… prenez…
Neuf autres billets tombèrent dans les mains de Fandor…
Mais le journaliste avait l’œil vif.
Et puis ça n’était pas la première fois qu’il visitait une imprimerie.
Et ce qui l’intriguait tout à l’heure ne l’intriguait plus maintenant…
— Parbleu! comprenait-il, le truc est enfantin!.. ce sont de vrais billets qui m’arrivent dans les mains… cette machine-là n’imprime rien du tout… mon nouvel ami l’a chargée tout bonnement de me donner le paiement de mes futures trahisons — cinq cents francs — et il glisse ces billets de banque sous les rouleaux… En somme, c’est un moyen de me payer, sans en avoir l’air, sans se compromettre…
— Et maintenant, caporal, proposa-t-il, il me semble que nous pourrions bien aller vider une bouteille en l’honneur de notre nouvelle connaissance?…
Le journaliste n’avait guère envie de trinquer. Il lui fallait cependant, à peine de se singulariser, accepter avec une joie feinte l’offre qu’on lui faisait.
— Évidemment, pensait-il, un caporal n’a pas le droit de ne pas vider une bouteille!
Fandor, une fois encore, imposa silence à ses propres désirs, il gardait une mine souriante, charmée, tandis que le verre en main il continuait à causer avec son interlocuteur.
Il se leva enfin, s’excusant:
— Il va falloir que je vous quitte, monsieur… ma permission de minuit n’est pas expirée, certes, mais j’ai des courses à faire…
Fandor avait hâte de se retrouver seul, de pouvoir réfléchir, de pouvoir coordonner ses pensées.
— Je suis, maintenant, songea-t-il, définitivement introduit dans les milieux d’espionnage de Verdun… il faut que j’avise aux meilleurs moyens à employer pour y découvrir des choses intéressantes…
L’imprimeur ne le retint pas, semblait au contraire apprécier l’intelligence du jeune soldat qui devinait que l’entrevue était terminée…
16 — AU BAL DE L’ÉLYSÉE
Dans les salons brillamment éclairés de l’Élysée, une foule élégante se pressait, foule assez mélangée d’ailleurs où l’on comptait les grands noms du Parlement, de la diplomatie, où l’on rencontrait aussi les membres du haut commerce parisien et pas mal d’inconnus, d’anonymes ayant obtenu une carte d’invitation pour cette réception officielle.
Quinze jours avant, le prince Io avait présenté ses lettres de créance, s’était vu accrédité de façon définitive. C’était en son honneur que le président de la République recevait ce soir-là, et on se montrait curieusement, au centre du dernier salon, le noble Japonais en costume national tout chamarré de broderies, l’air subtil, les traits fins, un sourire aux coins des lèvres…
Le vieux diplomate considérait, en effet, avec un amusement assez dédaigneux le public composite qui, réuni dans les salons de l’Élysée, devait lui donner une piètre impression de l’aristocratie de la Troisième République.
Un peu à l’écart des salons en quelque sorte publics où se pressait la foule des invités du Président, se trouvaient de graves personnages causant d’un air ennuyé, des affaires de l’État. Ceux qui passaient se les montraient du doigt et les regardaient curieusement. Ces personnages étaient en quelque sorte l’une des attractions de la fête:
— Regardez, ce sont les ministres!..
Le président de la République, debout contre la cheminée, causait avec l’un d’eux. Et lui aussi gardait un air ennuyé, excédé, l’air d’un homme qui se voit obligé de respecter les formalités stupides du protocole.
Or, dans le salon où se trouvait le prince Io qui, lui, dédaigneux de rites que sa qualité d’étranger pouvait lui permettre de feindre ignorer, avait trouvé bon de ne point converser avec les ministres, deux hommes causaient avec animation.
L’un parlait sur un ton de commandement, l’autre répondait humblement.
— Voyons, lieutenant, disait le premier — le colonel Hofferman — j’ai eu si peu de temps aujourd’hui au ministère que je n’ai pas pu vous voir… et Dieu sait cependant que je n’oublie pas les affaires dont je vous ai chargé, j’en ai le plus grand souci…
Le lieutenant de Loubersac inclinait la tête en signe d’assentiment.
— Je le conçois, mon colonel… ce ne sont point des affaires à négliger.
— Avez-vous du nouveau?
— Non, mon colonel. C’est-à-dire: je dois vous répondre: Non…
Le colonel Hofferman regarda assez intrigué le brillant officier:
— Que diable voulez-vous exprimer? demanda-t-il.
Et prenant familièrement le lieutenant de Loubersac par le bras, le colonel Hofferman l’entraîna:
— Venez donc faire un tour de jardin, il ne fait pas froid du tout ce soir, et tant qu’à causer sérieusement, j’aime mieux causer à l’écart…
— Vous avez raison, mon colonel, prudence est mère de la sûreté.
Le colonel haussait les épaules:
— Je ne voudrais pas faire un jeu de mot, mais enfin puisque vous parlez de la Sûreté, je ne peux pas m’empêcher de noter qu’elle gaffe terriblement dans les affaires qui nous préoccupent… Nom d’un chien! ces maudits policiers ne peuvent donc jamais se tenir tranquilles?…
— Ils ont encore enquêté? s’informait le lieutenant de Loubersac.
— Non, l’avertissement que j’ai fait donner, et que j’ai donné moi-même au fameux Juve a dû servir de leçon. Ils se tiennent en repos maintenant. Mais je peste toujours à propos des incidents de l’autre jour…
Le colonel Hofferman fit une pause, s’interrompit, et respectueusement, le lieutenant de Loubersac se garda d’interrompre son chef.
— Enfin, lieutenant, reprit subitement le colonel Hofferman, croyez-vous que nous en sortirons jamais, de ces aventures? que disiez-vous tout à l’heure? vous avez du nouveau, tout en n’en ayant pas! c’est une réponse de Normand, ça, vous ne m’avez pas habitué à tant de circonlocutions?…
— Mon Dieu, mon colonel, répondit en riant le lieutenant de Loubersac, ce n’est point seulement une réponse de Normand, c’est la réponse de quelqu’un qui hésite à se prononcer, et qui cependant…
— Qui cependant, quoi? lieutenant?… Avez-vous une idée de l’endroit où peut être le document perdu?
— Non…
— Vous avez des renseignements sur la mort de Brocq?
— Hum!
— Sur la mort de Nichoune, peut-être?
— Mon colonel, avez-vous remarqué que depuis quelques jours je ne vous ai transmis aucun rapport de l’agent Vagualame?
— Diable qu’allez-vous chercher là….
— Je ne cherche rien, mon colonel… je constate. Nichoune est morte assassinée, cela ne fait pas de doute, mon colonel… Nichoune, c’était la maîtresse du caporal Vinson. Le caporal Vinson était sur le point de trahir, s’il n’avait pas trahi déjà. C’était de plus l’amie du capitaine Brocq, et le capitaine Brocq est mort au moment où disparaissait le document… autant de constatations!
— Je ne vois pas où vous voulez en venir?
— Mon Dieu, mon colonel, à ceci: Nichoune a été trouvée morte le samedi 19 novembre… la veille, Nichoune avait reçu la visite de notre agent Vagualame.