— Oui… oui… allez toujours!
— Bien. Le caporal Vinson avait pour maîtresse cette Nichoune, qui vient de périr assassinée… C’est lié.
— Mais tout cela ne dit pas que Fantômas ne soit pas le coupable?
— Vous allez trop vite, Fandor, je sais qui a tué Nichoune…
— Allons donc!
— Si… Parbleu, je ne m’en suis pas tenu à l’enquête que faisaient ces officiers du Deuxième Bureau… Ils s’imaginent qu’ils sont policiers!
— Vous allez bien loin, il me semble?…
— Eh non, je ne vais pas trop loin. Qui a fait le coup? je le sais par les enquêtes de mes propres agents, par les renseignements du Parquet… eh bien, c’est Vagualame, un vieux faux mendiant qui avait des accointances avec le ministère…
En entendant la déclaration extraordinaire de M. Havard, Jérôme Fandor ne put s’empêcher qu’à grand-peine d’éclater de rire.
Vagualame coupable, l’idée lui semblait bonne… M. Havard, assurément, était incomplètement renseigné… il imaginait que Vagualame avait de vagues accointances avec le ministère… il ne savait pas que c’était, en réalité, l’un des agents réguliers du Deuxième Bureau, l’un des hommes de confiance du colonel Hofferman…
En un éclair, Jérôme Fandor vit l’intérêt de la conversation…
Jérôme Fandor se disait:
— Que la Sûreté paralyse l’action de Vagualame, et je serai, moi, faux caporal Vinson, d’autant plus libre pour agir…
— Vous avez de graves présomptions?
— Oui, de très graves présomptions, répondit M. Havard… Je sais de source certaine qu’il a vu Nichoune la veille de sa mort. Je sais que depuis il a quitté Châlons et n’y est plus revenu… je sais que cet individu avait des relations suivies avec des gens peu recommandables, qu’on peut soupçonner d’espionnage… peut-être même espionnait-il personnellement…
— Si j’étais à votre place, monsieur Havard, sachant ce que vous avez l’air de savoir, je n’hésiterais pas une seconde… je déciderais l’arrestation de Vagualame…
— Et qui vous dit, Fandor, demanda Havard, que je n’ai pas, en effet, pris cette décision?
17 — ENFIN DANS LA PLACE
Premier entracte.
On venait de voir, sur la toile où s’effectuaient les projections, se silhouetter le profil d’un coq, signature de l’entreprise cinématographique dont le film s’était déroulé, et la lumière renaissait dans la salle, éclairant les grands murs nus, le plafond délabré de l’établissement connu, dans la rue des Poissonniers, sous le nom de «Cinéma-Concert Moderne».
Parmi les spectateurs, un couple composé d’un affreux vieillard à barbe blanche et d’une jolie fille rousse.
À peine l’éclairage eut-il été rendu que le vieillard, s’adressant à sa compagne, lui murmurait:
— Je vais profiter de l’entracte pour aller fumer une cigarette.
La jeune femme approuva d’un signe de tête.
Le vieillard, qui s’acheminait rapidement vers la sortie, attirait un peu l’attention de ses voisins par sa silhouette imprévue. Il portait en bandoulière un accordéon en ruine, mais cela n’avait pas grande importance. Dans ce milieu, on ne s’étonne de rien.
Le joueur d’accordéon, c’était le policier Juve qui, poursuivant la série de ses enquêtes, continuait à se présenter à diverses personnes dont la conversation l’intéressait particulièrement, sous l’aspect de Vagualame, personnalité adoptée un certain temps par Fantômas jusqu’au moment où Juve l’avait démasqué.
Juve, exact au rendez-vous que lui avait accordé huit jours auparavant la jolie Bobinette, avait eu la chance, à l’heure dite, de rencontrer la jeune femme sous le péristyle de l’établissement où ils devaient se joindre.
Si Juve avait choisi cet étrange lieu de rendez-vous, c’était afin de ne pas risquer de choquer son entourage par son accoutrement.
Certes, le policier aurait bien pu retrouver Bobinette dans un débit de vins comme il en pullule dans les quartiers excentriques, mais il avait préféré, afin de ne pas éveiller les soupçons de Bobinette, qui aurait pu, en tête à tête avec lui, découvrir, à certains indices, qu’il n’était pas le vrai Vagualame, se rencontrer avec elle, non seulement dans un lieu public, où la bienséance voulait que l’on regardât machinalement devant soi le spectacle qui se déroulait, mais encore dans un lieu où, de par les nécessités du programme, il faisait noir presque tout le temps.
Juve, tout en faisant les cent pas devant l’établissement, en attendant la sonnette de l’entracte, se frottait les mains, satisfait de la façon dont marchait son enquête.
Bobinette, depuis une heure à peine qu’elle était avec lui, l’avait à peu près complètement renseigné sur son emploi du temps depuis huit jours.
Bobinette informait donc Juve que son voyage à la frontière avait été couronné de succès, et que la combinaison avec le caporal Vinson était «épatante».
Et Juve, à qui Bobinette parlait d’une façon qui aurait été fort nette pour le vrai Vagualame, mais qui comportait néanmoins beaucoup d’obscurités pour le faux bandit, retenait toutefois ce fait évident que le caporal Vinson était l’un des traîtres les plus audacieux, l’une des plus grandes fripouilles que l’on pût imaginer.
Bobinette avait encore dit à Juve que le moment approchait singulièrement où le «gros coup» allait être effectué, car, ajouta-t-elle à l’oreille de son pseudo-chef, «demain, Vinson sera à Paris».
Le policier n’osait pas insister pour avoir des renseignements complémentaires, craignant d’éveiller les soupçons de la confiante Bobinette.
Après l’entracte, l’interrogatoire continua. Juve mit en doute ce que Bobinette avançait:
— Puisque je vous dis que le caporal V… doit apporter avec lui le plan de la pièce en question…
— Le plan… très bien, mais c’est insuffisant…
— Puisque je vous dis que j’ai entre les mains le débouchoir destiné à l’agent du Havre. La fabrication en est tellement compliquée que, sans le dessin qui a servi à la construire, la pièce ne serait que d’un médiocre intérêt. Nous avons déjà la pièce — je vous dis qu’elle est entre mes mains, — demain nous posséderons le plan, grâce à Vinson!.. Peut-on espérer mieux?
Désormais, Juve eut une idée fixe, un irrésistible désir.
Il voulait à toute force voir de ses yeux le fameux débouchoir. Lorsqu’il se fut fait comprendre nettement par Bobinette, celle-ci le regarda avec des yeux ahuris:
— Mais vous n’y pensez pas, Vagualame? Je ne promène pas cette pièce avec moi!
— Je pense au contraire, poursuivit Juve, que tu la gardes précieusement chez toi, bien dissimulée?
— Assurément, répliqua Bobinette.
— Nous sommes bien d’accord, insista le faux Vagualame… et je te confirme mon intention…
Presque terrifiée, la jeune femme observa:
— Vous prétendez venir chez moi?
— En effet…
— Et quand donc? Rappelez-vous, Vagualame, que la pièce en question, je m’en dessaisirai demain matin de bonne heure…
— D’ici-là, j’ai le temps de la voir. Il faut que je la voie, que je l’examine, que je la tienne dans mes mains, j’ai mes raisons pour cela.
— Mais j’habite l’hôtel du baron de Naarboveck et le moindre bruit…