— En voilà une boutique! je ne veux pas que tu restes là-dedans!.. Sosthène, mon enfant, viens-t’en avec ta bonne mère qui te trouvera une place plus tranquille!
Bobinette était tombée assise dans un fauteuil, à demi morte d’émotion. Les idées se pressaient en foule dans son esprit, mais elle était incapable d’en préciser une seule, tant ces événements étranges s’étaient précipités, ne lui permettant pas de s’y reconnaître. Néanmoins, deux grands faits lui apparaissaient.
Le premier, c’est que Vagualame était arrêté, tandis qu’elle était libre, et le second, c’est qu’on n’avait pas cherché dans sa chambre le fameux débouchoir volé à l’arsenal, et que, le lendemain, elle irait selon les ordres reçus transporter au Havre en compagnie du caporal Vinson, porteur, lui, du plan de l’appareil.
19 — LE MYSTÉRIEUX ABBÉ
Fandor pensa rêver en ouvrant les yeux…
Depuis que les hasards de l’enquête policière à laquelle il se livrait l’avaient contraint à adopter la personnalité de Vinson, il s’habituait à la vie militaire. La chambrée était devenue pour lui: «sa chambre». Au réveil il ne s’étonnait plus d’apercevoir à sa droite le grand mur nu, blanchi à la chaux, à gauche le bat-flanc, attribut de son grade de caporal, sur lequel étaient gravées de multiples inscriptions: «Plus que 653 jours à tirer… Vive la classe!»…
Or, ce matin-là, Jérôme Fandor se réveillait dans de tout autres conditions…
Les yeux à peine entrouverts, il voyait autour de lui des meubles, de vrais meubles, point comme ceux qui se trouvent à la caserne, mais plutôt comme ont coutume d’en fournir à leurs clients les hôteliers…
Et il était en effet dans une chambre d’hôtel, d’hôtel fort modeste à coup sûr. Des rideaux de cretonne tamisaient le jour. Un rayon de lumière se réfléchissait à une glace de dimension exiguë, ébréchée, suspendue au-dessus d’une table de toilette dont le marbre sale, fendu, était garni d’une cuvette, d’un savonnier en porcelaine dépareillée.
Fandor hésitait à se réveiller. Le peu de confort de son appartement ne l’engageait guère, il est vrai, à sortir de la somnolence où il se trouvait encore mollement plongé. Il faisait chaud dans son lit, la chambre semblait glacée, au contraire, par tous ces courants d’air qui y pénétraient librement par la cheminée, la fenêtre disjointe, la porte fendue.
— C’est tout de même malheureux, pensa Fandor après avoir d’un regard perspicace apprécié l’état du logis où il se trouvait; c’est tout de même malheureux de payer régulièrement son terme, de posséder rue Richer un appartement qui, sans être luxueux, est cependant habitable, et d’être obligé de venir coucher à l’Hôtel de l’Armée et de la Marine, dans une chambre à quarante sous la nuit…
Il s’éveilla tout à fait cependant. Il ne pouvait plus se faire illusion sur la nécessité prochaine qui l’obligerait à se lever.
Fandor s’assit, puis soudain se recoucha, fermant les yeux, mais cette fois non plus par sommeil, mais afin de se recueillir…
— Caporal Vinson, avait appelé l’adjudant deux jours avant, vous avez une permission de huit jours… Vous pourrez quitter la caserne demain à midi…
Tant de fois déjà, Fandor avait reçu d’une façon aussi imprévue des permissions qu’il n’avait nullement sollicitées qu’il n’en était plus à s’étonner de la chose.
— Merci, mon lieutenant!..
Fandor avait répondu d’un ton machinal, puis attendait impatiemment l’arrivée du vaguemestre qui, sans aucun doute, lui apporterait une carte postale lui donnant un mystérieux rendez-vous avec les espions pour le compte desquels il était censé d’agir.
Or, ce n’était point une carte postale, mais bel et bien une lettre que lui avait remis le sergent faisant office de vaguemestre.
Fandor avait ouvert l’enveloppe fébrilement et tout d’abord n’avait pu s’empêcher de tressaillir en constatant le style, pour le moins inférieur, de cette épître.
La lettre commençait par ces mots:
«Mon bon chéri».
— Ah ça! pensait le jeune homme, voilà que je deviens tout à fait «Pitou», puisque je reçois des lettres d’amour…
C’était, en effet, un billet doux que l’on venait de lui remettre.
La correspondante mystérieuse disait:
«Il y a longtemps que je ne t’ai vu, mais puisque tu vas avoir une permission de huit jours, je pourrai à loisir me dédommager de ton absence. Veux-tu que nous prenions rendez-vous pour la première matinée de ton arrivée à Paris? Je pense que tu descendras, comme d’habitude, boulevard Barbès, à l’Hôtel de l’Armée et de la Marine? Moi, tu me trouveras à onze heures et demie très exactement rue de Rivoli, au coin de la rue Castiglione. Nous pourrons déjeuner ensemble. À bientôt. Je t’envoie tous mes baisers.»
Et Fandor ayant lu cette lettre à la signature illisible, en comprenait le sens caché:
Les chefs espions lui annonçaient qu’il allait avoir une permission de huit jours — parbleu, l’adjudant le lui avait dit la veille au soir —, qu’il lui fallait descendre à Paris, boulevard Barbès, à l’Hôtel de l’armée et de la Marine, et qu’enfin on lui donnait rendez-vous rue de Rivoli! Il s’agissait évidemment de remettre le plan du débouchoir qu’il avait promis… sans la moindre hésitation, étant bien décidé à ne fournir qu’un dessin fantaisiste.
— Allons-y! avait murmuré le faux caporal Vinson, peut-être, à Paris, vais-je enfin me trouver devant des têtes de connaissance?
Et Vinson-Fandor avait fidèlement suivi le programme qu’on lui traçait.
L’excellent journaliste Jérôme Fandor, qui avait dans son esprit repassé tous ces détails, qui, de plus, avait en quelque sorte étudié, préparé d’avance le rôle qu’il comptait jouer ce matin-là, se levait, s’habillait en hâte.
— Vais-je me mettre en uniforme? Non! laissons cela, c’est dangereux et sans intérêt. Après tout, je ne sais pas en face de qui je vais me trouver ce matin, et je dois toujours me méfier d’un piège de contre-espionnage… Une idée, même: non seulement je vais aller à ce rendez-vous en civil, mais encore je vais m’y rendre en Fandor dégrimé… Évidemment, cela me fera rater mon rendez-vous, mais mes individus ne se décourageront pas pour si peu. Il ont mon adresse à cet hôtel, ils m’écriront un nouveau rendez-vous, où j’irai cette fois en caporal Vinson, si la chose me semble convenable…
Il prit un fiacre qui le conduisit au pied de la colonne Vendôme.
Fandor venait de quitter son cocher et s’engageait sous les arcades de la rue de Rivoli lorsqu’il remarqua au loin une passante qui marchait dans sa direction, et dont la silhouette ne lui était pas inconnue.
— Ma parole, fit le jeune homme; elle est bien bonne! je ne me trompe pas?
La passante approchait de plus en plus; Fandor ne résistait point à la curiosité de la rencontre; il se laissait voir, saluait d’un grand coup de chapeau:
— Mademoiselle Berthe!.. mademoiselle Berthe!..
Toute saisie, la jeune femme s’arrêtait:
— Ah! monsieur Fandor! Comment allez-vous?…
— Fort bien… mais moi, je ne vous demande pas de vos nouvelles, mademoiselle, la fraîcheur de votre teint me répond d’avance!..
Bobinette esquissait un petit sourire, puis s’informait:
— Comment donc êtes-vous là?
Jérôme Fandor n’avait garde d’hésiter.
— Dame! mademoiselle, comme vous y êtes vous-même… je passais sous les arcades…