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C’était à Bobinette de s’excuser:

— Oh! ce n’est point ce que je voulais dire, monsieur! Je vous demande comment il se faisait qu’étant à Paris, vous ne soyez jamais revenu voir M. de Naarboveck, qui cependant vous avait invité à passer de temps en temps prendre le thé à la maison?

— Je viens en effet de rentrer à Paris, mademoiselle… Tout le monde va bien chez M. de Naarboveck?… Mlle Wilhelmine est remise de ses émotions?

— Oh! oui, monsieur.

Fandor eût bien voulu poser d’autres questions et tout spécialement savoir si elle, la jolie Bobinette, pensait encore au capitaine Brocq, il eût bien voulu éclaircir l’exacte intimité que la jeune femme avait eue avec l’officier disparu, l’amour qu’il lui supposait pour Loubersac, mais il était évident que la jeune fille était gênée par cette conversation en plein vent.

Il n’était d’ailleurs point correct de l’éterniser, et bon gré mal gré, après quelques paroles, Fandor se résigna à dire adieu à la jolie fille.

Tandis que celle-ci s’éloignait, le journaliste, recommençant à faire les cent pas, vérifia l’heure. Il était maintenant midi moins le quart, les passants se faisaient rares; Fandor ne croisait personne qui lui parût digne d’attention… Impatiemment, le jeune homme attendit encore cinq minutes, dix minutes, mais, à une heure, il se décida à regagner son hôtel…

— Qu’est-ce que cela veut dire? pensa-t-il. Dois-je croire que personne n’est venu attendre le caporal Vinson, ou tout bonnement que, devant avoir affaire à de nouvelles têtes, je n’ai point identifié mes individus tandis qu’eux, bien entendu, sont repartis, n’apercevant pas plus de caporal que de beurre en branche…

En arrivant boulevard Barbès, Fandor trouvait un pneumatique adressé au caporal Vinson. Il l’ouvrit: ce pneumatique n’était pas signé, il imitait toujours l’écriture et le style d’une amoureuse.

On lui disait:

«Mon bon chéri, mon amour, excuse-moi de ne pas être venu te prendre ce matin rue de Rivoli, comme il était convenu. Cela m’a été impossible. Reviens à deux heures au même endroit, je te promets que je serai exacte… Bien entendu, viens en uniforme, je veux voir comme tu es beau sous l’habit militaire…»

Fandor lut ce pneumatique, un pli soucieux au front.

— Je n’aime pas beaucoup cela, se dit-il… Pourquoi me faire venir en uniforme? Savent-ils que je suis venu en civil ce matin? Mais alors…?

Le jeune homme avait de plus en plus l’impression qu’il se trouvait impliqué dans des aventures où la plaisanterie n’était plus de mise.

— Allons-y, murmura-t-il, mais, pour Dieu, je crois qu’il commence à être grand temps que je rentre dans la vie civile…

* * *

Il était deux heures juste à l’horloge qui orne le refuge dressé au milieu de la rue de Rivoli, à l’extrémité du ministère de la Marine, lorsque Fandor traversa la chaussée, sortant du métropolitain, pour se rendre à nouveau au coin de la rue Castiglione.

— Cette fois, pensait-il, j’ai mon uniforme, je suis exact, rien ne doit empêcher que nous ne nous rencontrions…

Le journaliste avait à peine fait quelques pas, en effet, sous les arcades, qu’une main finement gantée se posait sur ses épaules:

— Mon cher caporal!.. comment allez-vous?…

Fandor tournait vivement la tête, et non sans une certaine stupeur reconnaissait la personne qui venait de l’aborder: un prêtre!

— Très bien!.. et vous-même, monsieur l’abbé?…

Mais Fandor identifiait à la minute l’ecclésiastique; il l’avait déjà vu dans la voiture en panne sur la route de Verdun à la frontière… le jour où il avait rencontré pour la première fois les espions, où il avait été par eux présenté aux imprimeurs Noret…

— Votre ami est là, monsieur l’abbé?

— Non pas, mon cher caporal… non pas!.. il m’a chargé de bien des choses pour vous, mais, en vérité, il est trop accablé de besognes pour pouvoir voyager…

— Il est donc à Verdun?

— J’ignore où il est, répondit le prêtre d’un ton sec… Ceci n’a d’ailleurs pas d’importance puisque nous devons faire route ensemble et qu’il ne part pas avec nous…

— Nous partons donc? interrogea Fandor, interloqué.

— Oui, nous allons faire un petit voyage…

Tout en parlant, le prêtre avait saisi familièrement le bras du caporal et l’entraînait.

— Vous m’excuserez, disait-il, de n’avoir pu venir ce matin, mais cela m’a été complètement impossible… Ah! passez-moi le document promis… là!.. très bien! je vous remercie… Tenez, caporal, vous voyez notre chemin de fer?…

Le prêtre montrait du doigt à Fandor, qui riait sous cape en livrant un plan de débouchoir imaginaire, une superbe automobile qui stationnait au long du trottoir…

— Voulez-vous monter? La route est longue.

— Maudit curé! se disait Fandor. Je lui donnerais bien dix fois de suite l’absolution, rien que pour savoir où il va me mener avec cette voiture-là…

Mais ce n’était pas le moment de réfléchir. Le prêtre pria Fandor de s’asseoir, et très aimablement lui tendit une lourde couverture de voyage.

— Enveloppons-nous, caporal, il ne fait pas chaud sur la route… Chauffeur, vous pouvez partir, nous sommes prêts…

Tandis que la voiture démarrait, le prêtre expliquait, en désignant un volumineux paquet qui empêchait le soldat d’étendre les jambes:

— Nous changerons de place de temps en temps, si vous le voulez, car vous devez être fort mal, avec ce paquet qui encombre…

— Bah! répondit Fandor, à la guerre comme à la guerre… d’ailleurs, monsieur l’abbé, il me semble que nous pourrions tous les deux nous installer plus confortablement en attachant ce colis sur le siège avant, à côté de votre chauffeur…

— Caporal, dit l’abbé assez sèchement, je ne vous comprends pas. Vous ne songez pas à ce que vous dites…

— Sacrebleu, pensa Fandor, qui, tout au contraire, pesait chacune de ses paroles, il paraît que j’ai gaffé, mais en quoi? je voudrais bien le savoir…

Il allait essayer de reprendre l’entretien, le prêtre ne lui en laissait pas le temps:

— Je suis très fatigué, faisait-il, j’ai mal dormi, vous m’excuserez donc, caporal, si je sommeille un peu… Dans une heure, je serai complètement dispos et nous pourrons causer… Aussi bien, nous en aurons le temps, nous ne sommes pas prêts d’arriver…

Fandor n’avait qu’à approuver… La voiture montait l’avenue des Champs-Elysées. Le jeune homme songeait que l’on devait gagner l’une des sorties de Paris, mais pour aller où?

Fandor voulut ruser:

— Votre chauffeur connaît la route, monsieur l’abbé?

— J’espère que oui… pourquoi?

— Parce que j’aurais pu le guider, je me dirigerais les yeux fermés dans tous les environs de Paris.

— Eh bien, faites attention alors à ce qu’il ne s’écarte pas du bon chemin. Nous allons vers Rouen…

Et, cela dit, le prêtre, s’entortillant dans sa couverture, s’enfonça soigneusement dans la banquette, cherchant une pose commode.

Le journaliste, qui avait sous les pieds le précieux ballot s’assura que le prêtre dormait profondément et tenta de se rendre compte de ce que contenait le paquet. Mais il avait beau suivre, de la pointe de sa bottine, le contour de l’objet dissimulé sous une toile grise, il ne parvenait à soupçonner quoi que ce soit. À coup sûr, à l’intérieur de la «toilette», on avait disposé une couche de paille, et l’épaisseur de cette enveloppe protectrice déroutait les investigations du jeune homme.

La voiture dévalait les côtes, montait les rampes, dévorait les kilomètres. Fandor croyait à peine sortir de Paris que Saint-Germain était franchi, Mantes dépassé.