Le caporal et le curé, en quittant Rouen, s’étaient rendus sur la route de Barentin, ils avaient dîné à l’hôtel du Carrefour Fleuri et, selon les dires du chauffeur, ils y passeraient la nuit, puis ils gagneraient Dieppe le lendemain à la première heure.
Juve rapporta ce renseignement au lieutenant de cuirassiers.
Ils causèrent encore quelques instants, puis ils se séparèrent, prétendant l’un et l’autre qu’ils allaient regagner leurs hôtels respectifs pour y prendre un peu de repos.
Toutefois Juve n’avait pas quitté les environs du quai. Il s’était installé dans une guérite de douanier et stoïquement s’apprêtait à y passer la nuit, en tête à tête avec ses réflexions. Le policier voulait être sûr que nul ne pourrait aborder le yacht mystérieux sans être vu de lui. C’est pour cela qu’il décidait de ne pas aller se coucher.
Au bout d’une heure à peine, Juve dressa l’oreille. Il entendit un bruit de pas furtifs dans le voisinage de sa guérite.
Si c’était le caporal Vinson?
Il écouta encore; les pas se rapprochaient. Juve tout doucement quitta son abri, quelqu’un se dressa devant lui et… les deux hommes s’étant reconnus, ne purent s’empêcher d’éclater de rire.
Juve était en présence du lieutenant Henri de Loubersac.
Jovialement, Juve résuma d’un mot la situation:
— Tenez, mon lieutenant, s’écria-t-il, nous pouvons dire que, civils ou militaires, dans notre métier, le vôtre et le mien, on vit perpétuellement sur le pied de guerre!
Philosophiquement ils allumèrent pipe et cigarette et, résignés à passer une nuit blanche, ils se remirent à arpenter le quai.
22 — ILS ONT FILÉ
Tandis que le policier Juve et Henri de Loubersac s’apprêtaient à passer toute leur nuit en guettant l’arrivée des traîtres, Fandor veillait, lui aussi…
De plus en plus persuadé que le faux curé, ou du moins celui qu’il accusait d’être un faux curé, se disposait à l’entraîner dans de périlleuses aventures, il ne voulait pas dormir, il ne dormit pas…
Fandor, qui n’avait garde de bouger dans son lit et feignait, au contraire, un profond sommeil, réfléchissait toujours. Il se convainquait tout d’abord que si lui-même ne fermait point l’œil, le prêtre, son voisin de lit, ne reposait pas davantage. Si lui, Fandor, se méfiait de l’abbé, il était évident que l’abbé se méfiait au moins autant du caporal Vinson…
— Si seulement mon curé dormait, pensait Fandor, je ficherais le camp maintenant. Mais ce bonhomme-là, j’en suis sûr, a les yeux grands ouverts.
«Attention à la manœuvre, pensait Fandor, il ne faut rien brusquer, mais il ne faut pas que je laisse échapper l’occasion qui ne manquera pas de se produire… C’est bien le diable si ce maudit curé n’a pas, à un moment donné, besoin de s’écarter quelques minutes… Je ne lui en demande pas plus…
Pour ne pas compromettre la réussite du plan qu’il avait formé dans son esprit, Fandor eut la patience méritoire d’attendre longtemps encore…
— Vous êtes éveillé, caporal?
(Le prêtre l’interrogeait enfin à voix basse…)
— Parfaitement, monsieur l’abbé. Vous êtes reposé?…
— Je n’ai fait qu’un somme…
— Voulez-vous vous lever le premier, caporal? Quand vous aurez fini votre toilette, je commencerai la mienne… comme cela, nous ne nous gênerons point…
— Mais, monsieur l’abbé, je ne veux pas vous faire attendre, levez-vous d’abord.
— Non pas! sans façon.
Fandor n’eut garde d’insister.
En deux temps, trois mouvements, ainsi qu’il en avait pris l’habitude à la caserne, le faux caporal Vinson était débarbouillé, habillé, prêt.
— Mon cher abbé, déclara-t-il alors, si vous le voulez bien, je m’en vais m’assurer que votre mécanicien est debout et lui dire de préparer la voiture…
— J’allais vous le demander, caporal…
Le journaliste ne monta nullement réveiller le chauffeur. Il descendit, au contraire, dans la cour de l’hôtel où, d’un clignement d’œil, il rassura l’hôtelier.
— Nous avons passé une très bonne nuit, je m’en vais voir si la voiture marche bien…
Fandor n’hésita pas, il était chauffeur expert.
Le jeune homme accomplit rapidement les manœuvres nécessaires, puis affirma à l’hôtelier qui le considérait curieusement:
— Si l’on me demande, dites que je vais faire un essai sur la route et que je reviens dans trois minutes…
Fandor sauta sur le siège, embraya, passa en virtuose la gamme des vitesses. La voiture déboucha de la voûte de l’hôtel sur la grand-route…
— Ficher le camp par Rouen, pensait Fandor, serait évidemment préférable, car j’aurais beaucoup plus de chance de pouvoir prendre un train express… Mais, d’autre part, puisque j’ai le bonheur de porter l’habit militaire, je courrais gros risque de me faire ramasser… je vois cela d’ici… le sous-off de service s’approchant de moi à la gare… Peut-être suis-je déjà signalé… Je ne me soucie nullement d’être arrêté… Au contraire, si je me sauve jusqu’à une petite gare ignorée, je n’aurai qu’à raconter un boniment fantaisiste à la buraliste pour obtenir qu’elle me délivre, le plus innocemment du monde, un billet pour Paris…
Fandor, sans la moindre hésitation, tourna vers Barentin…
Il faisait beau, le jour se levait très pur. Fandor goûtait le charme de cette promenade matinale à travers la campagne normande. Il la goûtait d’ailleurs avec d’autant plus de tranquillité d’âme qu’il se rendait compte qu’il allait échapper définitivement aux redoutables conséquences que pouvait lui valoir sa substitution au caporal Vinson.
— Évidemment, se disait-il, il va falloir maintenant que j’abandonne sans retour mon rôle de militaire… Mais, après tout, cela n’a pas grand inconvénient. Le vrai Vinson, d’une part, est à coup sûr à l’étranger, hors d’atteinte… il n’a donc plus rien à craindre… Et quant à moi, maintenant, je connais de vue les principaux chefs espions, les frères Noret, de Verdun, l’élégant touriste et le faux curé… Je continuerai donc tout aussi bien mon enquête dans la peau de Fandor, en me faisant aider par Juve.
Et soudain repris par les inquiétudes de la veille, Fandor se demandait encore:
— Par exemple, je donnerais bien dix sous et même onze pour savoir exactement qui est ce curé?…
Il venait de traverser en trombe le petit village de Barentin.
— Faudrait voir, murmura-t-il, à m’orienter tant soit peu… Inutile que j’aille beaucoup plus loin…
Une carriole de paysans le croisait quelques minutes après. Fandor stoppa et demanda au conducteur:
— Dites-moi, monsieur, je suis un peu perdu; voudriez-vous avoir l’amabilité de m’indiquer la première gare, la gare la plus proche.
L’homme, le courrier de Maronne, obligeamment le renseigna:
— Il faut que vous alliez à Motteville, mon caporal, vous n’avez qu’à tourner au premier carrefour et à suivre tout droit, vous parviendrez tout juste à la gare…
Le journaliste remercia, embraya à nouveau:
— Je n’ai plus, pensait-il, qu’à découvrir un petit endroit, bien gentil, bien désert pour…
Quelques minutes après, profitant d’un bosquet assez couvert occupant l’un des côtés de la route, Fandor donnant de l’élan à sa machine, vira carrément en plein champ…
L’automobile, lancée, n’enfonça pas trop dans les terres labourées. Fandor accélérant le moteur finit par l’amener jusqu’au centre du bouquet d’arbres…