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— Il faut me secouer, pensa-t-il…

Homme d’action, il avait horreur des réflexions stériles, des agitations vaines et sans but…

Henri de Loubersac sauta de son wagon, profitant des minutes d’arrêt, il alla se dégourdir les jambes, arpentait les quais de la gare, flânant aux vitrines des kiosques de journaux et d’ailleurs, l’esprit toujours hanté d’une même vision: Wilhelmine…

Il lui fallait bientôt regagner son compartiment; les hommes d’équipe hâtaient les voyageurs:

— En voiture!.. en voiture pour Paris!..

L’officier mit la main sur la rampe, s’apprêta à reprendre sa place. Une stupeur le cloua sur le marchepied…

Tandis qu’il flânait dans la gare de Rouen, une jeune femme voyant le wagon vide, y avait pris place. Elle s’était assise dans un coin du compartiment, et probablement occupée à faire des adieux ou à surveiller l’animation de la gare, avait baissé la glace de la portière, située à l’opposé de celle où Henri de Loubersac, montait.

Le jeune homme ne pouvait encore distinguer le visage de cette voyageuse, mais en vérité rien qu’à son attitude, rien qu’à sa ligne, il croyait la reconnaître…

C’était… oui, c’était…

Après un coup de sifflet strident, le convoi s’ébranlait, lentement d’abord, puis, petit à petit, il accélérait son allure… comme il quittait définitivement la gare, la voyageuse qu’Henri de Loubersac ne perdit point de vue se recula, releva la place et, se retournant enfin, s’assit à sa place… Henri de Loubersac la vit.

— Vous, monsieur Henri?

— Vous, mademoiselle Bobinette!..

Henri de Loubersac, cependant, se ressaisit rapidement:

— Par quel hasard, commençait-il…

Mais, du ton le plus naturel, Bobinette l’interrompit:

— C’est plutôt à vous qu’il faudrait demander cela, monsieur Henri… moi je reviens de passer quatre jours dans ma famille qui habite Rouen.. J’avais demandé un congé à M. de Naarboveck, mais vous?…

Le lieutenant Henri mordilla nerveusement un bout de sa moustache blonde, il haussa les épaules en répondant:

— Oh! moi! il n’est jamais étonnant de me rencontrer dans un train, puisque je voyage toujours et suis toujours par monts et par vaux… Vous avez des nouvelles de Mlle Wilhelmine?…

— D’excellentes nouvelles. Vous viendrez à la maison prochainement, monsieur Henri?

— Je compte aller saluer M. de Naarboveck ce soir même…

La conversation se poursuivit, banale, quelconque, sans aucun intérêt…

— Elle ment! pensa Henri, tout en écoutant Bobinette qui lui donnait des détails sur son séjour dans sa famille; elle ment!.. Mais je dois feindre d’être dupe.

Dans le wagon cahoté à chaque virage, le lieutenant et la jeune femme causaient de choses et d’autres, d’insignifiances, de mondanités… Mais soudain…

Sous la jupe de taffetas clair, que portait la jeune femme, Henri de Loubersac, tout d’abord, avait distingué un vague liséré noir.

Mais, quelques minutes après, comme la jeune femme faisait un mouvement, sa robe s’était un peu soulevée…

Et cette fois, le lieutenant Henri de Loubersac n’avait pu s’y tromper.

Il avait vu, nettement vu.

Ce qui dépassait par moments de la robe de Bobinette… le vêtement qu’elle portait sous cette robe, c’était… c’était une soutane de prêtre!..

Bobinette, sous sa robe, avait un déguisement de prêtre…

Ah! parbleu! Henri de Loubersac comprenait le rôle joué par la perverse créature! Il se rendait compte pourquoi il la rencontrait dans ce train revenant de Rouen… Bobinette avait joué le rôle du prêtre auprès du caporal Vinson…

Tout autre que le lieutenant Henri de Loubersac se fût peut-être trahi dans la surprise d’une pareille découverte… C’était, en effet, pour lui, la confirmation douloureuse des paroles de Juve, car il semblait difficile d’admettre que Wilhelmine fût complètement innocente des compromissions terribles dans lesquelles était engagée sa dame de compagnie.

Il fallait arrêter Bobinette.

Mais comment procéder?

Tout en continuant à parler de choses et d’autres, Henri de Loubersac se décidait:

— Je ne peux pas, moi, officier, pensait-il, même en un cas aussi grave, appréhender cette femme personnellement. Le scandale serait énorme. Mes chefs me blâmeraient… et puis, enfin, ce n’est pas mon métier. Dès que nous arriverons à la gare Saint-Lazare, je m’arrangerai pour faire signe à l’un des agents de service, je sauterai s’il le faut jusqu’au commissariat de surveillance… deux agents la boucleront avant même qu’elle ait eu le temps de se reconnaître…

La chose lui semblait d’autant plus facile que Bobinette avait, avec elle, une assez lourde valise.

Avec un grand bruit de ferraille, le convoi s’immobilisa gare Saint-Lazare.

— Je vous dis adieu, mademoiselle Bobinette. Comme je vous l’ai annoncé, il faut que je me hâte de regagner le ministère, je suis attendu de minute en minute… vous m’excuserez?…

Le jeune homme sauta sur le quai, bouscula les voyageurs qui se pressaient devant lui pour atteindre plus vite la sortie.

Mais comme il allait donner son billet à l’employé, un brouhaha s’éleva derrière lui, des voyageurs s’arrêtaient, d’autres rebroussaient chemin… des gens couraient, évidemment, il se passait quelque chose.

Trop préoccupé pour s’inquiéter d’un incident étranger à ses craintes, Henri de Loubersac qui, instinctivement, s’était arrêté lui aussi, allait continuer son chemin, lorsqu’il entendit un homme d’équipe lui souffler à voix basse:

— Ne vous arrêtez pas, monsieur Henri, vous seriez peut-être remarqué!..

Le lieutenant reconnut l’homme qui venait de lui parler. Ce facteur était employé à titre d’indicateur par la police du Deuxième Bureau…

À tout hasard, Henri de Loubersac, tendait à l’agent son paquet de couvertures, feignant, aux yeux des passants, de s’adresser à un homme d’équipe ordinaire. Il demandait:

— Qu’est-ce qui se passe donc?

— Je ne sais pas au juste, répondait l’indicateur… mais c’est une arrestation demandée par le Deuxième Bureau… il y avait un bonhomme ou une bonne femme dans le train dont vous descendez qui était signalé…

Henri de Loubersac poussait un large soupir de satisfaction…

— Évidemment, se dit-il, Bobinette aura été reconnue et identifiée à Rouen quand elle est montée dans le train… les policiers de Juve ont télégraphié.

Rassuré sur le sort de celle qu’il haïssait si profondément, maintenant, pour le tort qu’elle pouvait causer à Wilhelmine, il remercia l’homme d’équipe et s’apprêta à quitter la gare.

Mais, comme il descendait l’escalier menant à la cour du Havre, le lieutenant Henri de Loubersac s’arrêta.

Derrière lui, entre deux hommes qu’il connaissait fort bien pour être deux agents de la Sûreté, s’avançait un soldat en uniforme, le caporal Vinson à n’en pas douter. On l’emmenait très vraisemblablement à la prison du Cherche-Midi… En un instant, Henri de Loubersac comprit ce qui s’était passé… Parbleu, la dépêche que Juve avait reçue à Dieppe devait être fausse! Vinson et Bobinette, s’étant probablement aperçus qu’ils étaient épiés, avaient trouvé moyen de faire adresser à Juve un télégramme apocryphe, annonçant que Vinson avait été rencontré à Londres. Ayant attiré de la sorte Juve en Angleterre, ils étaient revenus à Paris. Bobinette et Vinson avaient dû se séparer pour avoir moins de chances d’être reconnus… c’était Vinson que l’on arrêtait tout à l’heure, au moment où lui-même descendait du train… Bobinette, devenue méconnaissable pour la police après avoir dépouillé sa soutane, devait s’être échappée…