Paraissant faire un réel effort de volonté, Butler posa soudain cette étrange question:
— Où faudrait-il aller? dans quel pays?
Le plus simplement du monde, Tommy répliqua:
— Mais en Belgique, naturellement! L’imprésario est belge, comme moi…, nous sommes compatriotes.
Le clown ayant jugé son compagnon enfin décidé, l’abandonnait pour descendre au rez-de-chaussée, retrouver l’imprésario.
Butler, demeuré seul, poussait un soupir et vida encore un verre de whiskey.
Se faufilant à travers les tables encombrées de la salle du bas, allant aussi vite que possible, et multipliant les excuses, s’inclinant obséquieusement auprès des gens qu’il dérangeait, le gros homme présenté à Butler, sous la désignation du clown Tommy, se dirigea droit au fond de la pièce.
Il avisait un homme rasé, qui, seul dans ce coin obscur, méditait devant sa consommation.
S’approchant de lui, il interrogea:
— Monsieur Juve, n’est-ce pas?
— Monsieur le capitaine Loreuil, si je ne me trompe?
Les deux hommes échangèrent une poignée de mains machinale.
Le personnage que Juve avait appelé capitaine Loreuil répondait à mots précipités:
— C’est moi, en effet, mais dans les circonstances actuelles, je suis Tommy, clown musical belge, et vous êtes M. Paul, imprésario. Ce sont, n’est-ce pas nos conventions?
— En effet! déclara Juve à mi-voix, puis il demanda:
— Avez-vous du nouveau?
L’officier sourit:
— Je tiens votre homme…
— Vous en êtes sûr?
Le capitaine, qui s’était assis sur la banquette, à côté du policier, se pencha à son oreille:
— Il se fait appeler Butler et prétend être canadien; il assure également se trouver à Londres depuis quelque temps, mais il ment. Je l’ai parfaitement reconnu pour l’avoir déjà vu à Châlons, alors qu’il entretenait la chanteuse Nichoune et que nous le soupçonnions d’être l’auteur des fuites qui se produisaient dans les bureaux de l’état-major. C’est bien le caporal Vinson. En conséquence, vous pouvez intervenir.
— Intervenir? Comme vous y allez, mon capitaine! Songez que nous sommes en pays étranger et qu’il ne s’agit point d’un crime de droit commun; Vinson n’est pas inculpé d’assassinat, mais simplement de trahison!
— J’aime ce mot: «simplement».
— Ne le prenez pas en mauvaise part, mais il a son importance au point de vue du droit international. Je ne puis, sous prétexte d’espionnage, arrêter Vinson en Angleterre.
— … Heureusement, poursuivit le capitaine, que nous avons déjà prévu cette difficulté.
L’officier raconta alors à Juve le stratagème imaginé par lui pour convaincre le faux Butler qu’on allait lui procurer une situation.
— Nous sommes, donc bien d’accord, je vais vous présenter l’individu, vous passerez à ses yeux pour être l’imprésario Paul qui veut l’engager comme dresseur de serins et puis, dame… vous vous débrouillerez…
— Il serait urgent de le décider à partir ce soir avec moi…
— Vous m’aiderez, mon capitaine, deux valent mieux qu’un dans une semblable circonstance…
25 — L’ARRESTATION
Dans la vaste gare de Charing Cross, la locomotive haletait.
Le claquement des portières que l’on ferme retentit soudain en une succession de bruits secs et au coup de sifflet du «guard» à l’uniforme chamarré, le train s’ébranla lentement, sortit du hall vitré, s’engagea sur le pont qui traverse la Tamise.
C’était l’express de Douvres, le «Continental Mail».
Dans un compartiment de première classe, trois voyageurs étaient installés; ils fumaient de majestueux cigares et avaient les yeux animés, les pommettes rouges, la face luisante de gens qui viennent de faire un excellent repas.
C’étaient Juve, le capitaine Loreuil et le caporal Vinson, qui se connaissaient officiellement les uns les autres, comme étant Butler, jeune Canadien que l’imprésario Paul venait d’embaucher pour partir en Belgique sur la recommandation de leur ami commun, Tommy, musical-clown.
Toutefois, Vinson-Butler était seul dupe de la supercherie.
Si le malheureux garçon avait eu tout son sang-froid, si l’absorption des liqueurs fortes et des vins généreux n’avait pas déterminé en lui un optimisme et une confiance exagérée, le traître déserteur, qui sans cesse devait être en proie aux plus grandes inquiétudes, ne se fût pas laissé emmener de la sorte par ces deux individus qu’il connaissait à peine, et prétextant lui trouver une situation en Belgique.
Mais le policier et le capitaine, fidèles à leur programme, avaient copieusement grisé leur compagnon.
Le train traversait Londres, dominant du haut du viaduc les innombrables toits de l’immense Cité qui s’étend sur un rayon de plus de vingt kilomètres.
On brûlait avec un ronflement ouaté des multitudes de stations brillamment illuminées sur les murs desquelles ressortaient des affiches multicolores, puis le convoi trouait une obscurité de plus en plus grande, au fur et à mesure que l’on s’avançait dans la campagne.
L’infortuné Vinson, nullement troublé, s’endormit rapidement et le bercement du train le plongea, au bout d’une demi-heure à peine, dans un profond sommeil.
Juve et le capitaine veillaient, anxieux, soucieux de voir s’achever au plus vite ce voyage.
Le capitaine fit un signe d’intelligence au policier et celui-ci, s’approchant de lui, murmura à voix basse:
— Tout va bien jusqu’à présent, mais le plus difficile n’est pas fait. Ce que je redoute, c’est Douvres…
— Et vous n’avez pas tort, conclut le capitaine, c’est en effet le point délicat de l’affaire.
On était parti à neuf heures du soir, et vers onze heures moins dix, le train qui avait traversé tout le sud-est de l’Angleterre, ralentit son allure et siffla éperdument avant de s’engager dans les tunnels qui suivent la côte escarpée de la Manche.
Le train ralentit encore. On stoppa quelques instants à la station de Douvres-ville, puis le convoi se remit en marche, lentement, et gagna enfin la jetée, le «Pier», où il allait débarquer ses voyageurs à destination du Continent.
Déjà les employés appelaient les passagers, les invitant à se répartir en deux bandes distinctes, selon que les uns ou les autres se proposaient de gagner la Belgique ou la France.
Vinson, dit Butler, dormait toujours profondément, Juve hésitait à le réveiller, ayant son idée de derrière la tête.
Le policier voulait attendre le dernier moment, l’instant suprême du départ du paquebot pour y monter avec son compagnon qu’il considérait déjà presque comme son prisonnier.
Le capitaine Loreuil errait sur le quai et attendait flegmatiquement en fumant un cigare.
— Allons, Butler! s’écria Juve soudain, en secouant le traître par les épaules.
Celui-ci eut un sursaut, ouvrit des yeux effarés et balbutia, la bouche pâteuse:
— Qu’y a-t-il, que me voulez-vous?
Mais Juve hypocritement lui souriait d’un air aimable:
— Eh bien, mon vieux, réveillez-vous, il faut prendre le bateau…
Confusément, le caporal qui titubait à la fois d’ivresse et de torpeur, entendit les employés crier ces phrases significatives destinées à renseigner le public:
— Steamer Victoria pour Ostende! steamer Empress pour Calais!..
— Dépêchons-nous! fit Juve, en poussant son compagnon hors du wagon.
Il régnait un brouillard intense, et sans les puissants phares électriques que chacun des paquebots portait au sommet du grand mât il aurait été impossible de s’y reconnaître, de découvrir le long du quai les passerelles qui communiquaient avec eux.