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Juve, sous prétexte de cordialité, avait pris le bras du faux Butler. Ce n’était pas superflu: le malheureux, qui vacillait, serait vingt fois tombé pendant sa marche, glissant sur les rails du train, butant contre les paquets de cordages encombrant le «Pier».

Juve le poussa vers une passerelle: deux secondes après ils étaient sur le pont du navire, et Vinson, qui machinalement lisait l’inscription des bouées de sauvetage accrochées aux bastingages, remarquait qu’elles portaient toutes cette inscription: Empress.

— Mais, interrogea-t-il, en faisant un effort et comme troublé par un pressentiment, une instinctive inquiétude, mais n’ai-je pas entendu dire, tout à l’heure, que ce bateau allait à Calais, tandis que le Victoria

Précisément, un matelot qui passait entendait ce propos. Il se disposait à renseigner le voyageur, mais Juve l’écarta brutalement, l’air farouche.

— Non, mon vieux, s’écria-t-il, vous bafouillez complètement: c’est le Victoria qui va à Calais, nous autres avec l’Empress, nous partons pour Ostende!

En réalité, Vinson, dans un éclair de raison, heureusement peu durable, pour Juve tout au moins, avait soupçonné la vérité: l’Empress allait bien à Calais, et le caporal était bien à bord de l’Empress.

Le projet de Juve s’était réalisé, conforme au désir du policier.

Juve avait médité de faire croire à Vinson qu’on partait pour Ostende, et de le faire monter à bord du paquebot de Calais, sans qu’il s’en doutât. Le procédé était simple, à condition que Vinson ne s’aperçût de rien. En fait, il avait réussi. Le projecteur, accroché en haut du mât, s’éteignit soudain. Au brouhaha de l’instant précédent succéda un grand silence, et l’on devinait les commandements du capitaine, transmis à la chaufferie, aux seuls tintements grêles des sonneries.

Uniquement éclairé à l’extérieur par ses feux réglementaires, le paquebot qui portait la «malle» franchit les digues et pénétra en mer.

Il régnait sur la Manche un brouillard impénétrable. La sirène se mit à mugir lugubrement, mais, contrairement à ce qui se passe d’ordinaire par de semblables temps, la mer était encore fort agitée, car le vent avait soufflé du sud-ouest durant tout l’après-midi.

Et sitôt le bateau sorti du port de Douvres, les premiers coups du tangage se firent sentir. Quelques lourdes gerbes d’eau jaillirent à l’avant, déterminant un certain désordre parmi les passagers. Certes, Juve n’avait rien d’un marin, mais il était rebelle au mal de mer, et une traversée un peu mouvementée n’était pas pour l’inquiéter. Tout au contraire, il préférait qu’il se passât quelque chose afin que Vinson ne pût, en toute tranquillité, se préoccuper de savoir exactement où il était. C’est qu’en effet, si la première partie du programme était réalisée, la seconde restait encore à exécuter. Juve et Vinson se trouvaient en effet sur un steamer anglais, et dans le cas où le caporal, comprenant ce qui se passait, refuserait de débarquer, peut-être Juve ne pourrait-il l’y obliger. Il fallait donc l’induire en erreur jusqu’à l’atterrissage sur le sol français.

Juve, désormais, était le seul compagnon du caporal Vinson, le capitaine Loreuil était resté à Douvres, ayant, assurait-il, encore beaucoup à faire en Angleterre.

En vérité, l’officier, estimant que son rôle n’était pas d’arrêter les coupables, mais uniquement de les signaler à la justice, avait préféré ne pas suivre plus loin cette filature, convaincu que le traître se trouvait en bonnes mains.

Le malheureux Vinson n’était d’ailleurs pas en état de raisonner et encore moins de s’apercevoir de la supercherie imaginée par Juve: il souffrait du mal de mer.

— Pour combien de temps en avons-nous?

Juve savait que la traversée durait une heure, mais, loin d’annoncer ce délai, il répondit à Vinson:

— Trois heures.

C’est le délai dans lequel les paquebots effectuent habituellement le parcours de Douvres à Ostende.

Il convenait, en effet, de parler à Vinson de ce trajet et non point de celui qu’il effectuait réellement.

Considérant le malheureux, de plus en plus secoué, torturé par le mal de mer, Juve se disait, non sans une certaine commisération:

— Ma foi, au moins, lorsqu’il se verra arrivé si vite, ce sera pour lui une légère consolation à la mauvaise aventure qui l’attend.

La Manche était de plus en plus mauvaise, et c’est à peine si l’on pouvait demeurer sur le pont.

Au bout d’une heure et demie, car on avait du retard, l’odieuse valse du steamer s’atténua soudain, on cessa d’entendre l’exaspérante sirène. Au brouhaha des flots succéda un silence reposant, l’Empress marchant à demi-vitesse pénétrait entre les jetées de Calais!

Cinq minutes encore, puis on accosta.

— C’est l’instant suprême, pensa Juve…

S’il parvenait à faire descendre Vinson sur la terre ferme, c’en était fait de la liberté du caporal.

Sur le territoire français, il l’arrêterait aussitôt.

Juve considéra son compagnon qui gisait écroulé sur un banc. Les copieuses libations au Robert’s, le succulent dîner pris dans un des restaurants chic des environs de Leicester Square et ensuite la traversée avec ses nausées, avaient fait de l’infortuné caporal une véritable loque humaine.

Juve souleva le jeune homme, qui tenait à peine debout sur ses jambes.

Pris de pitié, le policier fit signe à un employé. Celui-ci s’empara du bras gauche de Vinson, tandis que Juve le soutenait par la droite. Toujours sans s’apercevoir de rien, Vinson débarqua, prit pied sur le sol français…

La foule des voyageurs, obéissant aux indications du personnel, s’engouffrait dans la vaste salle où les douaniers faisaient la visite des menus colis. Mais Juve, évitant à son compagnon la vue des uniformes français, l’attira un peu à sa gauche.

Un personnage se dressa soudain devant eux. Juve lui fit un signe. Les deux hommes se connaissaient, évidemment, car le policier annonçait au nouveau venu, à voix basse:

— C’est notre homme, allons à votre bureau!

* * *

Ranimé par un cordial, Vinson reprenait peu à peu ses sens. Soulevant péniblement ses paupières lourdes, il regarda avec une curiosité mêlée d’inquiétude l’endroit où il se trouvait: une grande pièce carrée faiblement éclairée, presque vide, avec des murs blancs et nus.

— Où suis-je? interrogea-t-il en se tournant vers Juve, le seul qu’il connût des trois hommes l’entourant.

— Vous êtes au commissariat spécial de la gare de Calais. Caporal Vinson, j’ai le regret de vous dire que je vous mets en état d’arrestation.

Vinson venait de s’apercevoir que ses deux mains étaient immobilisées par les menottes. Il retomba lourdement dans le fauteuil où on l’avait assis et fondit en larmes.

Juve éprouvait une réelle pitié pour le malheureux être qui gisait impuissant, misérable, devant lui. Mais il n’y avait pas lieu de s’attendrir. Vinson était un grand coupable, un abominable traître… peut-être avait-il des excuses à son crime, peut-être ses fautes résultaient-elles d’une mauvaise éducation, de déplorables exemples… Juve n’avait pas la mission de juger, mais uniquement de livrer le coupable à ses juges.

— Allons! fit-il en frappant sur l’épaule du caporal Vinson… Venez, nous partons pour Paris…

Le malheureux hésita une seconde, leva des yeux suppliants vers Juve, puis, résigné à son sort, comprenant que toute résistance était impossible, il se leva péniblement et obéit au policier. Un agent de la Sûreté s’était joint à Juve, et les trois hommes s’installèrent dans un compartiment de seconde.