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— Vous, hurla le commandant, foutez-moi la paix…

28 — AU «VEAU QUI PLEURE»

— Alors, qu’est-ce que tu t’enfiles?…

— Qu’est-ce que tu offres?…

Geoffroy-la-Barrique ébranla d’un puissant coup de poing la table devant laquelle il était assis, au risque de faire s’écrouler la respectable pile de soucoupes qui, à cette heure avancée de la soirée, marquait avec précision son emploi du temps.

— Ce que j’offre? riposta-t-il, j’offre ce qu’on veut, j’ai pas l’habitude de liarder, moi; quand je demande: «Mon vieux, qu’est-ce que tu t’enfiles?» ça veut dire: «Choisis!»… voilà!

— Passe le catalogue!

Et l’homme s’absorba dans une lecture compliquée des différents alcools baptisés de noms bizarres.

Le compagnon de Geoffroy-la-Barrique méritait son sobriquet de «Malfichu». Il répondait encore au surnom plus aristocratique de «Sacristain», surnom justifié par son ancienne profession. Il avait jadis été sacristain à Saint-Sulpice et n’avait quitté son emploi qu’en raison de son intempérance.

Où ces hommes s’étaient-ils connus, eux d’aspect si différent? Par quel lien mystérieux ce petit bonhomme était-il devenu l’ami de ce robuste gars?

— Et alors, mon vieux, reprenait Malfichu, qui, après avoir consciencieusement étudié le «catalogue», s’était tout bonnement décidé à commander au garçon «une purée… bien épaisse». Et alors, comment cela se fait-il qu’on ne t’a pas vu depuis tant de jours?… Qu’est-ce que c’est qui t’est arrivé?…

Geoffroy-la-Barrique, d’une gorgée, vida son verre, la nuque à la muraille, les poings sur la table, les jambes étendues, écartées, sembla considérer le plafond du cabaret et réfléchir profondément.

— Ma foi, répondit-il, tu ne m’as pas vu parce que tu ne m’as pas vu!.. Voilà, Malfichu!.. il n’y a pas d’autres explications!.. Ah! tout de même, tu te rappelles que j’avais passé l’examen pour être fort des Halles?…

— Oui-da, je m’en souviens, quelle fameuse tournée!

— Comme de juste, Malfichu… C’était d’ailleurs ma soeur Bobinette qui payait… Ah! tu te souviens que j’ai été refusé… Bon. Je suis entré aux Halles quand même… puis, un jour, pour une histoire de rien du tout, j’ai cogné sur un des marqueurs…

— T’as cogné?

— J’ai cogné. Pour lors, quand j’ai eu cogné sur le chef, il s’est d’abord aplati sur le trottoir. D’autres l’ont emmené, et puis le lendemain ils m’ont foutu à la porte… Dame! mon vieux, tu vois ça d’ici? Une fois foutu à la porte, c’était la dèche. Comme de raison, j’avais pas d’économies, j’avais juste placé quelques dettes à droite et à gauche, chez les bistros… enfin, je courais grand risque de me mettre la ceinture et de refiler les comètes… C’est Bobinette qui m’a aidé…

— Ta frangine?

— Elle, n’est-ce pas, c’est une maligne… d’ailleurs elle a fait des études, elle était pose-bandages à Lariboise… bref, elle a des sous… j’y ai raconté mes malheurs… enfin, elle m’a donné des pépettes et j’ai pu attendre…

— Jusqu’à ce qu’on t’engage au Grand Tonneau?

— Non… Bobine m’a dit comme ça: «V’là des ors, frérot, c’est tout ce que j’ai, ne reviens pas, faut te débrouiller…»

— Et tu t’es débrouillé? Comment?…

Geoffroy-la-Barrique semblait hésiter à répondre. Peut-être avait-il un mauvais souvenir dans sa mémoire, peut-être ne voulait-il pas raconter au juste à son ami Malfichu ce qu’il avait fait durant les quelques mois qui séparaient sa sortie des Halles de son entrée au Grand Tonneau

Les yeux fixes, il buvait son absinthe à petits coups, à courtes gorgées savourées l’une après l’autre…

— Alors, voilà, je me suis débrouillé…

— J’te demande comment?

— J’te dis que je me suis débrouillé, puis je suis entré au Grand Tonneau

— Où t’es…

— Où j’suis…

— T’as remboursé la frangine?

Mais Geoffroy eut un gros rire:

— Des nèfles! répondit-il. Tu ne voudrais pas, des fois? Je l’ai si peu remboursée que d’abord j’savais pas ce qu’elle était devenue… elle avait quitté Lariboise… partie sans laisser d’adresse… z’ou… j’la croyais p’t’être ben claquée, ce qui m’aurait fait de la peine, car c’est une brave fille, lorsqu’avant-hier j’ai reçu un mot d’elle. Bobinette m’a demandé un rendez-vous…

— Tu lui as dit de venir ici?

— Juste.

— Et comment qu’elle avait ton adresse?

— Dame! ça, j’sais pas… Probable qu’elle aura vu mon nom cité l’autr’jour «sur» le Petit Journal dans les vainqueurs du Concours de force. Elle m’a écrit en mettant l’numéro de ma piaule, rue de la Harpe.

— Faut pas s’étonner avec elle, j’te dis qu’elle a d’l’instruction…

* * *

Minuit et demie venait de sonner.

D’une voix formidable, le patron du Veau-qui-Pleure, le bouge où le grand Geoffroy et son ami passaient la soirée, avertissait:

— Maintenant, les fistons, je ne sers plus que des «sept sous»…

Nulle protestation ne s’élevait. On savait, en effet, que, passé minuit et demie, on se refusait à servir à la clientèle des consommations d’un prix inférieur à sept sous. Sans doute parce que, passée cette heure, la clientèle du Veau-qui-Pleure n’était plus en état de protester.

Geoffroy-la-Barrique resta seul. Il s’était contenté de commander une nouvelle tournée, une tournée de deux verres. Il les buvait l’un après l’autre, ennuyé d’attendre. Un peu essoufflée, un peu intimidée surtout, Bobinette arriva enfin… Pour venir visiter son brave frère, l’élégante demoiselle de compagnie de Wilhelmine de Naarboveck s’était sagement abstenue de faire toilette. Aussi bien, depuis son voyage à Rouen, depuis la rencontre qu’elle avait faite du lieutenant Henri, dans le train avait-elle jugé bon de ne pas reparaître à l’hôtel du diplomate. Elle avait écrit qu’elle était malade.

En réalité, elle était allée s’installer dans un modeste hôtel de la Chapelle, et là attendait les événements, se demandant exactement ce que le lieutenant Henri avait deviné, ce que la police savait… Vagualame ne l’avait point trahie. La police ne l’avait pas inquiétée, elle avait pu rejoindre le lendemain le caporal Vinson, le faux caporal Vinson, bien entendu, mais, en vérité, elle sentait qu’elle était entourée de pièges, que ce n’était plus le moment de plaisanter, qu’il valait mieux disparaître. Bobinette était d’autant plus inquiète qu’elle comprenait moins exactement les événements en train. Après l’arrestation de Vagualame, elle n’avait plus eu qu’une seule idée: se débarrasser le plus vite possible du débouchoir, le livrer, toucher la prime. Or, au lieu du caporal Vinson, qu’elle convoquait suivant les ordres reçus le premier décembre, elle devait apercevoir Fandor…

Elle avait alors écrit à l’Hôtel de l’Armée et de la Marine, s’était travestie en prêtre, ainsi que le lui avait recommandé Vagualame avant son arrestation. Vagualame, qui déjà lui avait fait revêtir ce costume lorsqu’il avait jugé intéressant de la conduire à la frontière et de lui faire rencontrer, sur la route de Verdun, le caporal Vinson. Si Bobinette, en effet, le matin où elle avait rencontré Fandor en Fandor, était elle-même en Bobinette, c’est que la jeune femme s’était fait exactement le même raisonnement que le journaliste…

Fandor s’était dit:

«N’allons pas au rendez-vous du caporal Vinson; voyons d’abord qui nous convoque.» Bobinette avait pensé: