— Oui, je sais que c’est Fantômas que les argousins recherchent aujourd’hui… disait un autre.
— Eh bien, puisque Fantômas est indirectement notre persécuteur, nous nous vengerons de Fantômas!.. Qu’importe une vie auprès d’une cause comme celle que nous défendons… la cause de tout un peuple… Si Fantômas nous gêne, nous le tuerons… Trokoff sera là demain, ce soir peut-être… Trokoff nous conduira… Trokoff nous mènera vers ce bandit mystérieux qui nous fait tant de mal… c’est un vaillant, Trokoff. Nous ne le connaissons pas, mais nous savons ce qu’il a fait…
Juve n’écoutait plus…
Un rire sardonique soudain détendit sa figure.
Usant de toute sa force il introduisit ses doigts entre les volumes, il écarta les bords de la porte secrète, une porte à coulisse, il l’ouvrit et pénétra dans la salle de réunion…
— Dieu sauve la Russie…
Juve prononça ces mots d’une voix onctueuse, grave, inspirée.
Le plus âgé des assistants s’avançait à pas lents vers le policier:
— Qui es-tu? demandait-il.
Sans sourciller, Juve affirmait:
— Celui que tu attends et qui vient diriger ton bras. Je suis Trokoff.
Certes, Juve à ce moment-là se demandait ce qui allait arriver… Et le policier, serrant dans sa poche son revolver qu’il y avait dissimulé, songeait tout en gardant son attitude sereine:
— Qu’un seul de ces individus devine que j’appartiens à la Sûreté et, sans la moindre hésitation, quand même ils sauraient que dix agents sont là-haut à m’attendre, prêts à me venger, ils me tueront sans merci.
Juve s’était avancé d’un pas. Il reprit:
— Mes frères, l’heure est grave. Vous ignorez sans doute que la police est en train de perquisitionner dans la boutique?…
L’un des Russes s’avança:
— Nous ne l’ignorons pas, Trokoff, déclarait-il. Notre frère Vagualame, accompagné d’une jeune disciple, est venu nous en avertir…
Et faisant une pause, le tchékiste, loin de se douter de l’intérêt que présentaient ses paroles pour le faux Trokoff, ajouta:
— Mais rassure-toi, frère, ce n’est point nous que les agents pourchassent ce soir, il s’agit du misérable Fantômas, un bandit que nous avons condamné à mort et nous ne serons pas inquiétés… Vagualame, d’ailleurs, vient de nous quitter, il va détourner les soupçons de la police… il a, nous a-t-il dit, le moyen d’arrêter les recherches…
Juve écoutait son interlocuteur en se demandant tout bas s’il ne rêvait pas…
Ah ça! voilà que Vagualame avait trouvé moyen de sortir… voilà qu’on lui annonçait qu’il se faisait fort de détourner les recherches des inspecteurs demeurés au rez-de-chaussée…
Juve songea:
— Pourvu que Michel ne le laisse point échapper!
Et Juve affirma:
— Vagualame se trompe, frère, il faut que j’aille immédiatement lui prêter main-forte ou sans cela c’en est fait de nous tous. Je ne connais que la porte secrète. guide-moi vers l’autre sortie, que je n’attire pas l’attention des agents…
Le Russe s’inclina:
— Il sera fait selon tes désirs, frère. Suis-moi, mais sois prudent…
Juve marchant sur les talons du conspirateur fut mené, après bien des détours, à un escalier très ordinaire.
— Tu n’as plus qu’à monter, frère Trokoff, ces marches mènent tout juste à la boutique… si les agents te demandent d’où tu viens, tu n’auras qu’à dire que tu remontes de la première cave où tu étais en train de chercher un volume… aussi bien peu importe qu’ils visitent les caves… ils ne trouveront pas la porte dissimulée…
Juve s’inclina:
— Merci, frère… sois en paix…
Le Russe était à peine revenu dans la salle secrète, que Juve, perdant subitement calme et gravité, se rua dans l’escalier pour regagner la boutique et arrêter Vagualame et Bobinette…
L’agent Michel, sur les instructions précises de Juve n’avait pas quitté la porte de la librairie.
Il était là depuis une demi-heure environ et commençait à s’inquiéter du moment où il serait relevé de sa garde lorsque Juve, blême, défait, des gouttes de sueur perlant au front, bondit vers lui et le saisissant aux épaules, le secouant brusquement, demanda:
— Vous les avez laissés sortir, Michel?
L’agent se dégageait de l’étreinte de Juve:
— Personne n’est sorti, chef, je vous en donne ma parole… personne n’est sorti, ni avant vous, ni après vous…
— Ils ne sont plus à l’intérieur du magasin…
Très calme, l’agent Michel eut un geste d’incompréhension:
— Ça, je ne sais pas, dit-iclass="underline" je ne peux vous affirmer qu’une chose, chef, c’est que vous et votre prisonnière, vous êtes les seuls que j’aie laissé passer…
— Moi et ma prisonnière?…
De quelle prisonnière lui parlait Michel?
— Mais sans doute, reprit Michel… voyons chef, je ne rêve pas? vous êtes venu il y a dix minutes, ici, vous m’avez dit: «Ne bougez pas, Michel! laissez-moi passer! je suis Juve… j’emmène cette femme au poste et je reviens…»
Juve en entendant ces mots baissa la tête, accablé.
— J’étais grimé, n’est-ce pas? demanda-t-il enfin.
— Oui! vous aviez pris votre costume de Vagualame…
— C’était le vrai Vagualame! hurla-t-il! ce n’était pas moi déguisé en Vagualame… comme vous l’avez cru, Michel, c’était Vagualame en personne! Je vous dis que c’est Vagualame lui-même que vous avez laissé échapper.
— Alors, chef?
— Alors, mon pauvre Michel, que voulez-vous que je vous dise? Vous n’y êtes pour rien.
Juve qui se rendait compte du chagrin de son subordonné, l’ayant pris familièrement sous le bras, calmait Michel, cependant que tous deux, mélancoliques, marchaient le long de la rue Monge, à la tête de la petite colonne d’agents de la Sûreté qui, tête basse, ne comprenait pas exactement ce qui s’était passé, sinon que Juve avait fait buisson creux.
Juve, toutefois, gardait un faible espoir:
— À propos, Michel, dites-moi, vous n’avez surpris aucune conversation suspecte? Cette Mme Sophie n’a rien dit d’intéressant?…
L’agent Michel secoua la tête:
— Rien du tout, chef!..
— Vos agents ne se doutent de rien? Ils ne savent pas qui nous poursuivons?
— Oh! figurez-vous, monsieur l’inspecteur, dit Michel, qu’ils sont à cent lieues de supposer qu’ils marchaient ce soir sur les traces de Fantômas!.. Cet après-midi, il y a eu une plainte déposée à la Sûreté à propos du vol d’un ours commis à la foire du Trône… ils sont persuadés que c’est à ça qu’ils doivent la perquisition de cette nuit… et cela d’autant plus que justement l’un de mes hommes qui habite Sceaux, quelques minutes avant le début de notre expédition, racontait que son frère, voiturier là-bas, a été chargé d’aller dans cinq jours, avec deux chevaux, prendre à cinq heures du matin, sur la route de Robinson, une roulotte qu’il doit conduire à vingt kilomètres de là… Ce rendez-vous lui a paru bizarre…
Juve, soudain parut fort intéressé…
30 — FANDOR N’EST PLUS FANDOR
Le journaliste trépignait sur sa chaise:
— Enfin, s’écria-t-il, vous n’allez quand même pas prétendre, mon commandant, que je ne suis pas Jérôme Fandor?
L’entrevue durait déjà depuis une heure et ne ressemblait en rien à celle qui, six jours auparavant, avait affecté les allures d’une scène de vaudeville. Six jours en effet s’étaient écoulés depuis le moment où le commandant Dumoulin avait découvert qu’il y avait au Cherche-Midi non pas un seul, mais deux caporaux Vinson, dont un mort, assassiné d’un mystérieux coup de feu. Depuis, le reporter était resté dans la cellule vingt-sept, rigoureusement au secret.