La seule distraction de Fandor, si toutefois c’en était une, était de passer chaque après-midi de longues heures épuisantes dans le cabinet du commandant Dumoulin, faisant fonction de rapporteur, et de discuter avec l’officier de la ténébreuse intrigue dont il était la victime.
Au début des interrogatoires, le commandant Dumoulin s’efforçait généralement de rester calme, pondéré, logique, mais peu à peu son naturel reprenait le dessus, partait au galop et s’emballait.
… Fandor, pour la vingtième fois, avait crié son identité et l’officier, tapotant de la main son dossier, répondait:
— Évidemment… évidemment… ne me faites pas dire ce que je ne pense pas… Je reconnais, Fandor, que vous êtes bien Jérôme Fandor, exerçant la profession de journaliste — puisqu’il paraît que c’est une profession. Mais la question n’est pas là, le problème que je dois élucider en ma qualité de commissaire du gouvernement chargé de l’instruction de cette affaire est de savoir quand et à quel moment précis le nommé Fandor s’est changé en caporal Vinson?
— Je vous l’ai déjà dit, mon commandant, relisez ma déposition d’avant-hier. Je vais recommencer:
«Le dimanche 13 novembre, à 5 heures du soir, à mon domicile, rue Richer, je recevais la visite d’un militaire que je ne connaissais pas. Il déclara s’appeler Vinson et m’informa qu’il était engrené dans des affaires d’espionnage, qu’il le regrettait et que ne pouvant s’en retirer il allait se tuer.
«Désireux, d’une part, de permettre à ce malheureux de se réhabiliter un jour, désireux, d’autre part, d’entrer en contact avec la bande d’espions dont il dépendait, j’imaginai de prendre sa personnalité et de profiter de son changement de garnison, de son envoi dans un nouveau régiment où il n’était pas connu pour y aller en son lieu et place. C’est dans ces conditions que je suis parti huit jours après, le dimanche vingt novembre, pour Verdun.»
— Vous prétendez donc, observa le commandant Dumoulin, n’avoir pris la personnalité de Vinson qu’à partir de cette date?
— Je le prétends en effet, mon commandant.
— Mais, monsieur, s’écria celui-ci, c’est là toute l’affaire et c’est ce qu’il importe de prouver.
— La chose n’est pas difficile. J’ai de nombreux alibis à l’appui de mon affirmation…
— Les alibis!.. les alibis!.. s’écria-t-il, vous en venez toujours là, je vous demande un peu, qu’est-ce que cela prouve, les alibis?…
— La vérité! mon commandant, car il n’y a pas d’être humain au monde, que je sache, qui possède le don d’ubiquité… quand je suis à Paris, je ne suis pas à Châlons ou à Verdun et réciproquement…
— Peuh! fit-il, avec des gaillards de votre espèce qui se déguisent perpétuellement et changent de tête comme je change de faux-col, peut-on jamais savoir?… Fandor…
— Mon commandant?
— Le mardi vingt-neuf novembre, vous étiez bien dans la peau de Vinson, n’est-ce pas?
— Oui, mon commandant.
— Eh bien, poursuivit celui-ci triomphalement, ce même mardi vingt-neuf novembre, vous étiez aussi sous les traits de Jérôme Fandor au bal de l’Élysée. Ainsi vous voyez…
— Pardon, mon commandant, rétorqua le journaliste, j’avais une permission de vingt-quatre heures, une permission régulière…
— Ah! n’en parlons pas de ces permissions. Dieu sait avec quelle facilité, vous autres espions, vous parvenez à vous les faire accorder… Au surplus, déclara-t-il, il y a quelque chose de bien plus grave dans votre cas.
— Quoi donc, grand Dieu?
— Nous en parlerons tout à l’heure… car auparavant nous allons procéder à la confrontation que vous avez désirée… Lieutenant Servin, ajouta-t-il, voyez si les témoins sont là?…
Jérôme Fandor tressaillit.
Cédant aux instances du journaliste, Dumoulin avait convoqué deux hommes remplissant les fonctions de plantons à la Place de Châlons: ils avaient vécu aux côtés du véritable Vinson.
Deux soldats furent introduits.
D’un ton rogue, Dumoulin interrogea:
— Hiloire?
— Présent, mon commandant.
— Comment vous appelez-vous?…
Le soldat écarquilla les yeux et croyant qu’il s’agissait de donner son prénom, déclara en balbutiant:
— Justinien.
— Quoi, grommela le commandant qui fronçait les sourcils, vous ne vous appelez pas Hiloire?
Déjà l’homme perdait pied, il esquissa quelques explications confuses: il s’appelait à la fois Hiloire et Justinien. Hiloire étant son nom de famille et Justinien son nom de baptême.
— Bon, déclara le commandant qui procéda ensuite à l’interrogatoire d’identité du deuxième troupier, Tarbottin (Nicodème).
L’officier pour simplifier la procédure les questionnait ensemble:
— Vous êtes bien soldats de 2e classe au 213e de ligne et remplissez les fonctions de plantons d’état-major?
Avec un bel ensemble les deux hommes répondirent:
— Oui, mon commandant.
— Vous connaissez le caporal Vinson?
— Oui mon commandant.
Dumoulin, d’un geste de la main, désignait Fandor et poursuivait:
— Est-ce lui?
— Oui, mon commandant! répondirent encore les deux soldats…
Mais à ce moment le lieutenant Servin fit observer à son chef que les témoins avaient répondu affirmativement, sans même tourner la tête du côté du pseudo caporal.
Le commandant se fâcha. Il cria:
— Espèces d’imbéciles, avant de dire que l’on reconnaît quelqu’un, il faut commencer par le regarder. Regardez le caporal…
Les hommes obéirent.
— Est-ce le caporal Vinson?
— Oui, mon commandant!..
L’officier insista encore:
— Vous en êtes sûrs?
— Non, mon commandant.
Le commandant Dumoulin s’exaspérait de plus en plus contre eux.
— Ah, çà, hurla-t-il, est-ce que vous vous foutez du monde? je m’en vais vous coller huit jours de boîte si vous continuez à être aussi bêtes que ça. Tâchez de comprendre ce que vous faites.. Savez-vous seulement pourquoi vous êtes ici?
Après s’être consultés du regard un instant, pour savoir lequel des deux prendrait la parole, Tarbottin, moins timide que son compagnon expliqua:
— C’est le sergent qui nous a dit comme ça, mon commandant, que nous étions envoyés à Paris pour reconnaître le caporal Vinson… alors…
— Alors?
— Alors, continua Hiloire… on le reconnaît!..
Et tous deux conclurent, fiers d’avoir compris la consigne:
— On a des ordres… on les exécute.
Le commandant était devenu écarlate. D’un violent coup de poing, il envoya promener trois dossiers par terre et s’adressant au lieutenant Servin:
— Je ne comprends vraiment pas le capitaine d’état-major qui paraît avoir choisi exprès les plus grandes brutes de son service. Que diable voulez-vous qu’on obtienne de ces gaillards-là?
Il interrogeait encore son subordonné:
— A-t-on procédé à la contre-épreuve? leur a-t-on montré le cadavre du vrai caporal Vinson?
Le lieutenant répondait affirmativement.
— Et qu’ont-ils déclaré?
— Rien de précis, fit le lieutenant substitut. Ils étaient très émus à la vue du mort. Les traits sont d’ailleurs décomposés, — on n’a rien pu tirer d’eux…
Fandor prit la parole.
— Mon commandant, déclara-t-il, je suis fort surpris que vous ayez cru devoir ne faire venir que ces deux soldats, c’est tout au moins étrange… Véritablement, sans demander de faveur, j’ai le droit de m’attendre à ce que l’instruction du procès que vous voulez m’intenter soit faite plus sérieusement que cela… Un magistrat doit être impartial et…