Atterré, le commissaire de police considéra Juve, en articulant non sans peine:
— Mais c’est impossible, absolument impossible, je vous le répète, Juve, ce que vous inventez là. Vous oubliez qu’un coup de fusil, le coup de fusil d’une arme assez puissante, cela fait du bruit… que diable, on entend la détonation…
— Non, monsieur le commissaire! il y a maintenant des armes parfaitement silencieuses, des fusils à l’acide carbonique liquéfié, par exemple, qui envoient à plus de huit cents mètres un projectile, sans que l’on entende autre chose qu’un claquement sec au moment du départ de ce projectile…
— Mais enfin, Juve un crime pareil, cela tient du roman, il faut que le criminel tire au milieu de la foule… qui voulez-vous qui ait cette audace?
— Vous me demandez quel criminel peut avoir osé cela? quel criminel peut avoir réussi ce meurtre? Monsieur le commissaire, je n’en connais qu’un…
— Et c’est?
— C’est… c’est…
Mais Juve, soudain se tut, comme effrayé. Parbleu, dit-il, si je savais le nom du coupable, j’irais l’arrêter…
Bobinette, cependant, continuait sa promenade.
— Vous m’arrêterez, commanda-t-elle au conducteur, presque à l’allée cavalière qui passe derrière le Pavillon Chinois…
Arrivée là, elle descendit, paya, s’engagea dans le petit sentier qui court le long de l’allée cavalière. Bientôt Bobinette ralentit sa marche. Un banc inoccupé se trouvait sur le côté de l’allée, elle vérifia l’heure à sa montre, s’assit.
— Nous sommes exacts tous les deux, murmura-t-elle en reconnaissant un promeneur encore éloigné…
Alors, Bobinette, de son manchon tira un petit rouleau de papier…
C’était un minable individu qui s’avançait vers la jeune femme, tout courbé sous le poids d’un accordéon volumineux. Il pouvait avoir une soixantaine d’années, mais en raison de la longue barbe blanche, jamais taillée, fort mal soignée, qui lui dissimulait à moitié le bas de la figure, tandis que sa moustache très fournie et sa longue chevelure coiffée à l’artiste en voilaient le haut, il paraissait beaucoup plus âgé. Un mendiant? non pas. Nul ne sachant son nom véritable, on l’appelait «Vagualame», tant sa musique inspirait de mélancolie.
Le vieillard avait, lui aussi, aperçu Bobinette.
Vers la jeune femme il s’avançait aussi vite que le lui permettaient ses jambes et dès qu’il fut assez près d’elle pour pouvoir lui parler sans hausser la voix, il interrogea:
— Eh bien?
— Eh bien? répéta-t-il anxieux.
— C’est fait dit Bobinette.
Et tendant au mendiant le rouleau de papier qu’elle considérait quelques minutes auparavant, elle ajoutait:
— Voilà! Je n’ai pu l’avoir qu’à la dernière minute, mais enfin je l’ai et j’imagine qu’il ne se doute de rien…
Aux derniers mots de Bobinette, l’homme eut un ricanement:
— Tu crois cela?… Il est certain que maintenant il ne se doute plus de rien!..
La façon dont le vieillard avait articulé le mot «maintenant» intriguait la jeune femme.
— Que voulez-vous dire?
— Le capitaine Brocq est mort.
— Mort!
Bien qu’elle n’aimât guère son amant, Bobinette avait bondi.
— Oui, mort, dit l’homme, froidement. Et d’abord fais-moi le plaisir de t’asseoir. Sapristi, joue ton rôle, tu es en ce moment une jeune femme qui parle à un vieux mendiant. N’oublie pas cela!..
Bobinette, machinalement se rassit.
— Mort? Que s’est-il donc passé?
— II s’est passé que tu n’es qu’une sotte. Brocq a parfaitement vu que tu lui as volé le document…
— Il a…
— Oui, il l’a vu… je me méfiais de la chose, heureusement!.. Donc ce maudit capitaine s’est jeté dans un taxi et t’a suivie… au moment où ta propre voiture tournait sur la place de l’Étoile, la sienne allait te rejoindre… déjà Brocq te hélait, sans moi, tu étais bel et bien pincée…
— Mon Dieu… mon Dieu… Mais qu’avez-vous fait?
— Je viens de te le dire… clac! une balle au cœur et il est resté sur place… sans jeu de mot…
— Mais où étiez-vous?
— Cela ne te regarde pas!..
— Que faudra-t-il donc que je dise, si par hasard on m’interroge?…
— Comment ce qu’il faudra que tu dises? la vérité…
— Je vais avouer que je le connaissais?…
Vagualame tapa du pied, excédé.
— Que tu es bête, mais comprends donc une chose: à l’heure actuelle il est à peu près certain que l’identité de ce bonhomme est établie. C’est bien le diable si quelque policier n’est pas déjà à son domicile, si l’on n’enquête pas sur la vie du capitaine Brocq. Donc ne nie rien. Tu diras…
Mais Vagualame s’interrompit:
— Voilà du monde, je te quitte, si j’ai besoin de te voir, je te reverrai… Ne t’inquiète pas… Je prends tout sur moi… attention.
Et changeant de ton, soudain, il eut des mots de mendiant.
— Merci bien, ma bonne dame… le bon Dieu vous le rendra en pluie de bénédictions… Au revoir.
3 — L’HÔTEL DU BARON DE NAARBOVECK
Malgré novembre, l’aube et la pluie, Jérôme Fandor, rédacteur au journal du soir La Capitale, chantait à tue-tête, au risque d’ameuter le voisinage.
Dans le très confortable petit appartement qu’il habitait, rue Richer, depuis déjà de longues années, le jeune reporter allait et venait fort affairé: placards, tiroirs, armoires, bâillaient ouverts, des vêtements, des piles de linge se répandaient dans les pièces.
Sur la table de la salle à manger, gisait ouverte une grande valise, dans laquelle, aidé par la femme de ménage, Jérôme Fandor empilait fiévreusement des vêtements de rechange.
Tout en procédant à cette importante besogne, résigné aussi, sachant que l’on s’en va rarement sans oublier quelque chose d’essentiel, le reporter discutait de façon enjouée avec sa vieille bonne:
— Dites-moi, demanda le journaliste, que sont devenues mes chaussettes?
— Elles sont dans le coin, à droite, sous vos gilets de flanelle…
— N’oubliez pas, en allant me chercher tout à l’heure mon déjeuner, de remonter les journaux!..
— Comme je fais toujours, observa Mme Angélique…
— Comme vous faites toujours, en effet. Et puis vous réglerez ce que je dois chez les fournisseurs, autant arrêter ces comptes-là…
— Ah ça! monsieur Fandor, interrogea-t-elle, resterez-vous donc bien longtemps absent?
— Ça n’est pas l’envie qui m’en manquerait, mais si vous croyez qu’on a des congés comme cela dans mon métier…
— Ou alors, peut-être, monsieur Fandor, c’est-y que vous avez l’intention de changer de femme de ménage à votre retour? pourtant…
— Vous êtes folle, madame Angélique! voilà au moins vingt fois que je vous répète: je pars en vacances pour une quinzaine de jours. Un point c’est tout. Jamais il ne m’est venu à l’idée de me séparer de vous, bien au contraire, je suis enchanté de vos services… Tenez… je passerai par Monaco… je m’engage à mettre cinq francs pour vous sur la rouge: