— Que voulez-vous dire?
— Je veux dire, éclata le journaliste, que depuis quarante-huit heures vous faites preuve à mon égard d’une partialité révoltante…
— Mais, s’écria Dumoulin, du fond du cœur et abandonnant toute formule protocolaire, je suis pourtant un honnête homme, moi…
Et le commandant avait raison. C’était le plus digne, le plus respectable des officiers, et s’il instruisait avec ardeur l’affaire dont il était chargé, il prétendait le faire sans la moindre animosité, avec la plus grande conscience.
L’officier, surmontant son émotion, reprit, protocolaire:
— Fandor…
Mais il s’interrompit soudain, jeta un regard courroucé aux deux soldats demeurés plantés au milieu de la pièce:
— Qu’est-ce que vous foutez là? hurla-t-il…
Les soldats saluèrent sans répondre.
— Lieutenant, grogna le commandant Dumoulin, excédé, sortez-les… et qu’on ne les voie plus… qu’on ne les voie plus…
Puis, éprouvant un violent besoin de prendre l’air, Dumoulin annonça:
— Nous reprendrons l’interrogatoire dans cinq minutes.
Le commandant s’était calmé, Fandor de son côté avait retrouvé son sang-froid. Le journaliste se rendait compte que la scène ridicule qui venait de se produire ne pouvait que tourner à son avantage. L’interrogatoire recommença.
Toutefois, ce n’était plus l’irascible rapporteur et le vindicatif inculpé qui se trouvaient l’un en face de l’autre, c’étaient deux hommes de bonne compagnie qui discutaient, causaient.
— Fandor, reprit le commandant, avec une intonation aimable dans la voix, vous avez évidemment été entraîné par des contingences… que je n’ai pas à apprécier, à commettre des choses irrégulières. Nommez-nous vos complices. Il vous en sera tenu compte?
— Non, mon commandant, si j’ai cru devoir prendre la personnalité du caporal Vinson, c’est uniquement afin de me documenter sur les relations que ce malheureux entretenait «obligatoirement», presque malgré lui, avec des agents d’une puissance étrangère. Je me proposais, lorsque j’aurais connu ceux-ci de les signaler à la justice…
— Autrement dit, vous prétendez avoir fait du contre-espionnage?
— Si vous voulez.
— On dit toujours cela! Au cours de ma carrière, monsieur Fandor, il m’est arrivé d’instruire trois ou quatre affaires d’espionnage, eh bien, la défense des coupables est toujours la même: la vôtre. Ce système de défense ne tient pas debout.
— Je ne puis m’en écarter.
— C’est bien, poursuivit le commandant, le conseil appréciera.
Soudain, le commandant Dumoulin qui décidément ne menait pas mal du tout son instruction, ménageant ses effets, sachant les graduer au moment propice, assena un nouveau coup au reporter:
— Fandor, dit-il… Ces complices que vous vous refusez à nommer, ne vous ont-ils pas rémunéré de vos peines?
— Qu’entendez-vous par là? demanda le journaliste.
— Ne vous ont-ils pas donné de l’argent?
— Non.
— Cherchez bien et soyez franc!
Fandor, consciencieusement, fouilla dans sa mémoire, il tressaillit, l’aventure survenue dans l’imprimerie des frères Noret lui revenait soudain à l’esprit. Convenait-il de nier? Cela répugnait au caractère franc du journaliste. Néanmoins, Fandor s’était juré de ne rien laisser deviner encore de ce qu’il savait. Il persista dans sa déclaration, baissa la tête:
— Non, mon commandant, je n’ai pas reçu d’argent des espions.
L’officier se tourna vers le greffier et l’interpellant:
— Notez cela, greffier, notez cela en soulignant au crayon rouge. Cette déclaration est capitale.
Le commandant fouilla dans un tiroir de son bureau, il en tira une enveloppe cachetée, l’ouvrit, en tira une autre enveloppe.
Fandor suivait curieusement ce manège, se demandait où voulait en arriver l’officier.
D’une troisième enveloppe, le commandant finit par sortir quelques billets de banque jaunis, froissés et, les montrant à Fandor:
— Voici, fit-il, trois billets de cinquante francs neufs qui portent les indications suivantes: A. 4998 O. 4350 U. 5108… On les a trouvés avec d’autres, dissimulés dans votre paquetage à la caserne Saint-Benoît à Verdun. Reconnaissez-vous que ces billets vous ont appartenu?
— Comment voulez-vous que je le sache, interrogea Fandor, un billet de banque ne se distingue pas d’un autre!
— Si, fit l’officier, par le numérotage… mais j’admets volontiers que vous n’inscriviez pas les numéros de chacun des billets qui passent par votre portefeuille; nous avons mieux, pour démontrer que ceux que je tiens à la main sont bien ceux qui étaient en votre possession… Ces billets ont été récemment soumis à un examen approfondi au service anthropométrique. Or, il a été démontré, reconnu, qu’ils portaient les traces très nettes de vos doigts… J’espère, monsieur Fandor, que vous ne contesterez pas l’exactitude du service Bertillon?
— Non, répondit simplement Fandor, j’accepte la conclusion de l’anthropométrie…
— Vous reconnaissez donc que ces billets étaient en votre possession?
— Eh bien, oui.
L’officier, s’adressant encore au sergent qui remplissait les fonctions de greffier, ordonna:
— Notez cela au crayon rouge, cet aveu est important, très important…
«Fandor, connaissiez-vous le capitaine Brocq?
— Non, mon commandant.
— Vous le connaissiez! insista l’officier.
— Non, mon commandant, répéta Fandor qui, aussi, tôt, pris d’une nouvelle inquiétude, interrogea:
— Pourquoi?
— Parce que, fit en hésitant cette fois le commandant Dumoulin, parce que…
Puis s’étant arrêté un instant, il reprit:
— Vous n’ignorez pas que chez le capitaine Brocq, mystérieusement assassiné, on a volé un document intéressant le plan de mobilisation?…
— Je le sais, fit Fandor.
— Ce n’est pas tout, continuait, Dumoulin. On a volé également chez le malheureux officier une certaine quantité d’argent. Brocq avait l’habitude de noter sur un carnet les sommes exactes qu’il possédait, et notamment de noter les numéros de ses billets de banque. Or, de son tiroir-caisse, des billets de banque ont disparu; ceux qui manquaient portaient les numéros A 4998; O 4350; U 5108… Ce sont ceux que l’on a retrouvés dans vos poches.
Il y eut un silence angoissant. Fandor parut atterré par cette dernière découverte. Tout se liguait contre lui, décidément. Ah! il était pris, pris comme une souris dans une souricière. D’où lui venaient ces billets que le commandant déclarait avoir été retrouvés dans son paquetage à Verdun? Parbleu, c’était bien simple, c’étaient les billets que lui avait traîtreusement glissés dans la main l’un des frères Noret, les imprimeurs, billets dont le journaliste ne pouvait alors soupçonner l’origine.
Évidemment, Fandor, dès son départ de Paris sous l’uniforme du caporal Vinson, avait été percé à jour par la bande de traîtres qu’il voulait découvrir. Sans s’en douter, il avait été le gibier que l’on chasse alors qu’il prétendait être le chasseur, et ce chasseur de pacotille était niaisement tombé dans le piège…
Soudain, une inquiétude terrible.
Un être au monde était capable de cela, et Fandor qui n’avait pas voulu y croire quelques semaines auparavant, lorsqu’il en discutait avec son ami le policier, devait désormais en accepter l’hypothèse comme certaine, tant par ses actes invisibles, sa personnalité s’imposait.