— Sur la rouge?
— Sur la rouge… oui, c’est un jeu et si cela gagne je vous ferai cadeau du bénéfice…, madame Angélique, dépêchez-vous d’aller me chercher ma culotte…
Le journaliste s’arrêta, rit d’un large rire satisfait. L’avait-il désiré ce congé qu’il allait enfin prendre après vingt-deux mois de labeur ininterrompu. Vingt-deux mois pendant lesquels, en sa qualité de reporter chargé de la grande information à La Capitale, il n’avait pour ainsi dire, pas passé une journée, sans avoir quelque déplacement à faire, quelque aventure à débrouiller, voire même quelque criminel à poursuivre. Au surplus, sa profession l’intéressait prodigieusement… Son apprentissage de reporter était à peine commencé qu’il se trouvait, par suite des circonstances, mêlé à diverses affaires mystérieuses qui avaient eu le plus grand retentissement dans le public. Il avait bénéficié, à son entrée dans la carrière délicate du journalisme, de l’appui précieux du policier Juve. Et ainsi Jérôme Fandor dans beaucoup de circonstances ne s’était pas contenté d’être le témoin impassible des événements plus ou moins dramatiques dont il avait à faire l’histoire. Fandor, volontairement ou non, avait été mêlé — ces dernières années surtout — aux crimes les plus sensationnels, aux affaires les plus mystérieuses, y jouant, par suite du hasard ou de sa volonté, un véritable rôle.
Et puis enfin, et puis surtout, il y avait que Jérôme Fandor, comme d’ailleurs l’inspecteur Juve, s’était à la fois, glorifié ou rendu ridicule, mais en tout cas signalé à l’attention publique, par ses combats épiques avec la personnalité la plus angoissante du siècle, l’insaisissable Fantômas.
Mais Jérôme Fandor, tout en sifflant le dernier air à la mode, ne songeait plus à tout cela:
Son esprit était ailleurs, sa pensée, toute joyeuse à l’idée que d’ici quelques heures, profitant enfin d’une permission bien gagnée, il s’installerait dans un confortable sleeping et se réveillerait le lendemain sur la côte d’Azur, parfumée, radieuse d’un éternel été. Alors huit cents kilomètres le sépareraient des bureaux de La Capitale, des commissariats de police, des bouges aux relents pestilentiels, des perpétuels mauvais temps, du froid, de l’humidité, attributs ordinaires de son existence quotidienne. Au diable tout cela, plus de copie à faire, plus de gens à interviewer; c’étaient les vacances, les congés, la liberté. Soudain la sonnerie du téléphone… Un instant, Jérôme Fandor hésita: allait-il répondre?
En principe, le journaliste «était parti» depuis la veille au soir.
Mais on ne laisse jamais sonner en vain le téléphone, lorsqu’on est à même de répondre… et puis enfin, c’était peut-être une erreur ou un ami? Jérôme Fandor décrocha le récepteur. Ayant écouté une seconde, il prit instinctivement une attitude respectueuse comme si son interlocuteur, à l’autre bout du fil, pouvait le voir.
Jérôme Fandor, par brefs monosyllabes, répondit:
— Oui!.. non!.. probablement! soyez sans crainte!..
Il acheva la conversation par ces mots:
— C’est entendu, à tout à l’heure, patron…
Le journaliste en reposant l’appareil changeait de physionomie.
Son visage avait perdu la gaieté de l’instant précédent: le jeune homme fronçait les sourcils, il tirailla nerveusement sa moustache.
— Zut! vraiment il ne manquait plus que cela!
Jérôme Fandor venait d’être appelé au téléphone par M. Dupont (de l’Aube), le député opportuniste bien connu qui était, en outre, le directeur de La Capitale.
M. Dupont (de l’Aube), adonné depuis de longues années à la politique et que l’on prévoyait comme devant faire un ministre au premier remaniement du Cabinet, s’occupait assez rarement du détail de l’information dont il fallait alimenter son journal. Il était directeur de nom et se contentait le plus souvent de rédiger son éditorial sans même aller lui-même le porter au journal, laissant la direction de fait et son importante publication à son gendre qui remplissait les fonctions de rédacteur en chef.
Jérôme Fandor avait donc été fort étonné, fort surpris, de recevoir un coup de téléphone de celui que, dans la salle de rédaction, on désignait sous le qualificatif de «Grand Patron».
Fandor était convoqué par lui à la Chambre, pour trois heures de l’après-midi: le patron voulait lui donner des indications au sujet d’un reportage qui l’intéressait particulièrement…
Fandor était intrigué, anxieux…
De quoi pouvait-il bien s’agir et comment se faisait-il que M. Dupont (de l’Aube) s’occupât désormais des articles à faire?
Et puis Fandor se regimbait, il était en vacances, après tout.
— Bah! se dit le journaliste, Dupont ignore évidemment ces détails, je vais aller à son rendez-vous, je lui expliquerai mon prochain départ et c’est bien le diable s’il ne repasse pas son reportage à un autre de mes collègues…
— Madame Angélique, dit Fandor, faites-moi vite à déjeuner, puis vous bouclerez ma valise, ce soir je fiche mon camp, coûte que coûte.
Depuis deux heures, qui lui avaient paru interminables, Jérôme Fandor, dans la salle des Pas Perdus du Palais-Bourbon, attendait M. Dupont (de l’Aube).
Le député était en séance. Aux dires des huissiers accoutumés aux procédés parlementaires, la discussion menaçait de s’éterniser. Jérôme Fandor s’énervait. À plusieurs reprises il avait eu l’idée de filer purement et simplement à l’anglaise, quitte à s’excuser ensuite, à invoquer un malentendu, lorsque huit cents kilomètres le sépareraient des foudres directoriales… Mais il était trop scrupuleux journaliste, trop professionnellement honnête pour mettre un semblable projet à exécution. Rongeant son frein, Fandor était resté.
Comme pour la cent cinquantième fois, il regardait sa montre, le journaliste se leva soudain et s’empressa vers deux personnes qui débouchaient d’un couloir: c’était M. Dupont (de l’Aube) qu’accompagnait un personnage que Fandor reconnut aussitôt. Le journaliste s’inclina respectueusement devant l’un et l’autre, serra la main cordiale que lui tendait M. Dupont (de l’Aube) qui disait à son compagnon:
— Mon cher ministre, je vous présente mon jeune collaborateur, Jérôme Fandor…
— C’est un nom qui ne m’est pas inconnu, avait répondu le ministre.
Mais, sollicité par d’innombrables occupations, il s’éclipsa aussitôt.
Quelques instants après, dans un des petits salons réservés aux commissions parlementaires, le directeur de La Capitale s’entretenait avec son rédacteur.
— Ce n’est pas, je suppose, mon cher patron, Interrogeait Fandor, pour me présenter au ministre que vous m’avez fait venir ici. À moins que vous n’ayez l’intention de me faire nommer sous-préfet, auquel cas…
— Auquel cas? interrogea doucement M. Dupont (de l’Aube)…
Fandor, nettement, répliqua:
— Auquel cas, avant même d’être nommé, je vous apporterais ma démission; ça n’est pas là une profession qui me tente beaucoup…
— Rassurez-vous, Fandor, fit M. Dupont (de l’Aube), je n’ai nullement l’intention de vous envoyer vivre en province. Mais si je vous ai demandé de passer me voir ici c’est qu’il s’agit d’une affaire assez délicate dont j’ai l’intention de vous confier l’instruction. J’insiste sur ce mot.
— Bon, pensa Fandor, voilà mes vacances dans le lac!
Il essaya de poser cette question préjudicielle, mais M. Dupont (de l’Aube), aussi autoritaire que doux dans ses manières, l’interrompait d’un geste de la main: