Juve n’avait-il pas dit à Fandor, de ce ton énigmatique et solennel qu’il affectait parfois lorsqu’il ne voulait pas faire connaître le fond de sa pensée:
— Il faut, petit, te présenter devant les juges, mais je me trompe fort, ou il se produira au cours de l’audience un incident à l’issue duquel le commissaire du gouvernement devra ravaler son réquisitoire. Et, avait conclu Juve en souriant, j’aime à croire que si alors tu pousses un soupir de satisfaction, le commandant Dumoulin en poussera un autre, car, tel que je le connais, il doit être furieusement embêté à l’idée de prendre la parole devant un auditoire aussi choisi.
— Accusé, levez-vous.
Le président du Conseil venait de s’adresser directement à Fandor.
Il le regardait de ses yeux clairs, un peu pâles, véritables yeux de porcelaine qui ne laissaient deviner aucune pensée, aucun sentiment.
Fandor se dressa et attendit.
Le colonel, qui n’était pas un magistrat de profession, avait sous les yeux un formulaire imprimé, guide indispensable de tout président de Conseil de guerre.
Une heure s’était écoulée.
Juve, à la barre des témoins, achevait sa déposition.
Dès le début de l’interrogatoire de Fandor, on s’était rendu compte qu’il était impossible de l’effectuer efficacement sans avoir au préalable identifié la personne qui comparaissait en qualité d’accusé devant les magistrats militaires.
Or, le seul témoin qui pouvait sur ce chef fournir des détails précis à la justice et confirmer ou détruire les déclarations de Fandor, c’était Juve.
On avait donc, à peine l’audience commencée, prié le policier de venir à la barre des témoins déclarer ce qu’il savait.
Oh! Juve en savait long sur Fandor et, tout en taisant les détails qui lui paraissaient superflus, il avait rapidement fait l’historique de sa carrière aventureuse sans toutefois dire au Conseil que Jérôme Fandor s’appelait Charles Rambert. Enfin, devenant enthousiaste et grandiloquent, le policier avait fait à son auditoire l’éloge le plus chaleureux de son ami. Toutefois, cela ne répondait pas nettement aux précisions de l’enquête, et les révélations de Juve, tenues évidemment pour certaines, ne simplifiaient point le problème, tout au moins en ce qui concernait ces inculpations graves d’espionnage et de trahison, l’accusation plus grave encore d’assassinat, qui pesaient sur l’inculpé.
Et le colonel-président, se laissant aller à montrer son caractère naturel, celui d’un homme primesautier, vif, sincère et catégorique, ne pouvait s’empêcher de s’écrier, alors que Juve achevait ce panégyrique:
— Tout cela est très bien, messieurs, très bien… mais l’affaire se complique de plus en plus, et qui donc viendra la débrouiller?
Soudain, rompant le silence on entendit dans la salle:
— Moi!
Les membres du Conseil se regardèrent interdits. Le colonel-président fronça les sourcils et, scrutant de ses yeux clairs l’auditoire houleux:
— Qui a parlé?
— Moi!
Cependant, fendant avec peine l’assistance, quelqu’un se rapprochait du tribunal militaire et contournant le poêle qui marque le milieu de la salle, pénétrait dans l’enceinte réservée aux témoins.
Un murmure d’émotion monta de la foule.
— Silence! hurla le colonel, qui n’avait pas perdu la tête et qui, promenant un regard courroucé sur le public, ajouta, menaçant:
— Je vous préviens qu’à la moindre manifestation, favorable ou non, je fais immédiatement évacuer la salle.
Cependant, le colonel, ayant obtenu un calme relatif, regardait la personne qui venait de s’approcher de la barre des témoins et à laquelle Juve, s’écartant un peu, par discrétion et aussi sans doute par galanterie, avait laissé la première place, face au tribunal de justice militaire.
C’était une jeune femme élégamment vêtue d’un grand manteau de fourrure noir. Un voile sombre dissimulait ses traits, toutefois la transparence de ce voile permettait d’apercevoir un visage d’une étrange pâleur.
— C’est vous qui avez dit: «moi»? interrogea le colonel.
— Oui, monsieur, en effet.
— Qui êtes-vous, madame?
— Je m’appelle Berthe, Mlle Berthe, je suis plus connue sous le sobriquet de Bobinette!
En dépit des menaces du président, les chuchotements recommencèrent dans la salle.
Lorsqu’on fut remis de la première émotion occasionnée par l’intervention inattendue de Bobinette, le colonel l’interrogea:
— Que prétendez-vous faire, mademoiselle, et pourquoi vous êtes-vous permis d’interrompre l’audience?
— Vous avez demandé, monsieur, qui débrouillerait cette malheureuse affaire, et j’ai répondu: «moi». Car je suis prête à tout vous dire. Cela, non seulement c’est un devoir que m’impose ma conscience, mais c’est le vœu le plus cher que je puisse formuler à l’heure actuelle.
L’avisé défenseur de Fandor, Me Durul-Berton, soupçonnant les hésitations des membres du Conseil intervint avec autorité:
— Monsieur le président, déclara-t-il en se levant, j’ai l’honneur de solliciter l’audition immédiate de ce témoin bénévole.
Et, pour rassurer le colonel, l’avocat ajoutait:
— C’est votre droit absolu, monsieur le président, vous pouvez ordonner cette audition en vertu de votre pouvoir discrétionnaire…
— Et si je m’y oppose? grogna de derrière son bureau le commandant Dumoulin, qui jetait un coup d’oeil hargneux au défenseur, son adversaire.
— Si vous vous y opposez, monsieur le commissaire du gouvernement, j’aurai l’honneur de déposer immédiatement sur le bureau du tribunal des conclusions tendant à ce qu’il soit statué séance tenante sur le cas.
Le colonel, plein d’animation, discuta avec ses assesseurs. Ceux-ci tombèrent d’accord pour ne pas susciter d’incidents de procédure. Le colonel approuva:
— Nous entendrons donc ce témoin.
Puis, s’adressant à Bobinette:
— Vous avez la parole, mademoiselle; mais, auparavant, jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite, et dites: «Je le jure.»
— Je le jure.
Timide au début, troublée par l’émotion, mais peu à peu s’enhardissant, haussant le ton de sa voix. Mlle Berthe faisait à l’auditoire, curieusement attentif, tout d’abord le récit de son enfance.
Elle était fille du peuple, mais bien élevée, honnêtement. Puis, peu à peu, au fur et à mesure qu’elle grandissait, les tentations de toutes sortes l’avaient arrachée du droit chemin. Intelligente et désireuse de s’instruire, Bobinette, qui avait reçu une éducation soignée, supérieure à celle de ses compagnes, avait fait de véritables études masculines, obtenu le diplôme de bachelière et pris ses inscriptions d’étudiante à la Faculté de médecine. Malheureusement, la promiscuité des hôpitaux, l’innombrable variété de gens que l’on y rencontre et aussi le besoin d’argent devaient détourner Bobinette des saines satisfactions du travail… Après quelques années entremêlées de sérieuses études et d’ères de paresse, elle devait renoncer à obtenir le diplôme de docteur et se contenter de son métier d’infirmière.
Par deux ou trois reprises, le colonel l’avait interrompue:
— Que nous importent ces détails, mademoiselle? avait-il déclaré. Ce que nous désirons connaître, c’est, non pas votre histoire, mais celle de l’existence du coupable.
— Vous voulez connaître l’existence du coupable?… Écoutez!
Et la jeune femme dès lors poursuivait, racontant encore les étapes de sa vie mouvementée jusqu’au jour où le hasard l’avait mise en rapport avec le baron de Naarboveck. Les soins dévoués prodigués à la jeune Wilhelmine lui avaient gagné la reconnaissance du riche diplomate et de sa fille, et elle était entrée dans leur intimité.