— Vous partirez quelques heures plus tard, mon cher ami, et vous prendrez huit jours de plus…
Fandor s’inclina, c’était là des choses que l’on ne discute pas… et il gagnait à la combinaison.
— Mon cher Fandor, commença le «grand patron», nous avons publié hier soir, ainsi que vous ne l’ignorez pas, un filet sur la mort du capitaine Brocq…
«Cette mort est assez mystérieuse. Le capitaine, qui, par ses fonctions, dépendait du Deuxième Bureau de l’État-Major, avait des relations dans des milieux qu’il serait intéressant de connaître. J’en ai parlé tout à l’heure avec le ministre de l’Intérieur et le ministre de la Guerre. Tous deux sont d’accord pour que nous procédions à une enquête assez discrète, minutieuse. Vous êtes l’homme tout désigné…
Une heure après l’entretien qu’il venait d’avoir avec M. Dupont (de l’Aube), Jérôme Fandor, pantalon retroussé, col du pardessus relevé traversait, stoïque sous la pluie, l’Esplanade des Invalides, éclairée par quelques becs de gaz.
Le journaliste arriva de l’autre côté de la place, à la rue Fabert, regarda le numéro de la première maison qui se trouvait devant lui, suivit un instant le trottoir, en tournant le dos à la Seine, puis enfila la rue de l’Université et parvint à l’avenue de Latour-Maubourg.
Jérôme Fandor se rappelait ce qu’avait dit Dupont: interviewer le baron de Naarboveck, lier connaissance avec une jeune personne du nom de Bobinette, telles étaient les grandes lignes de sa mission. Il n’était pas inquiet sur l’issue de son interview. Ce n’était pas la première occasion dans laquelle Fandor faisait pareille besogne, et cette fois la tâche était facilitée par la lettre de recommandation que M. Dupont (de l’Aube) lui avait donnée pour obtenir un entretien de M. de Naarboveck.
Un autre journaliste que Fandor serait évidemment allé droit chez le personnage à interviewer, ne songeant pas à s’écarter de sa mission. Mais Fandor avait une idée de derrière la tête. D’abord inspecter les lieux. Contournant le pâté de maisons qui limitait la rue de l’Université, il était allé dans l’avenue de Latour-Maubourg afin de se rendre compte si l’hôtel était double ou simple, s’il avait une ou deux issues.
Lorsqu’il faisait une enquête, il songeait, certes, à atteindre droit le but qu’il se proposait mais il songeait aussi à l’imprévu.
L’inspection de Fandor fut courte. L’hôtel, en effet, comportait deux entrées: celle de l’avenue de Latour-Maubourg était réservée au service.
La façade de l’hôtel donnait sur la rue Faber. Une cour par derrière le séparait de l’avenue de Latour-Maubourg, il était composé de trois grands étages, bâtis sur un rez-de-chaussée surélevé de quelques marches.
Fandor retourna à l’Esplanade des Invalides et se promena quelque temps sous les arbres, surveillant les allées et venues du voisinage.
Soudain une automobile, une limousine fort élégante, s’arrêta devant la maison de M. de Naarboveck. Un homme d’un certain âge en descendit et s’engouffra sous un portail qui s’était ouvert dès l’approche de la voiture.
— Naarboveck, pensa Fandor. La voiture rentre, le patron ne sortira plus.
Peu après cette opinion était encore confirmée; le mécanicien ayant enlevé sa livrée sortit de l’hôtel et partit.
— Bon! observa Fandor, le «client» ne bougera pas de chez lui de toute la soirée!
Ensuite deux femmes, jeunes en apparence, qui entrèrent dans l’immeuble; puis vingt minutes s’écoulèrent.
Les pièces du premier étage jusqu’alors demeurées sombres s’illuminèrent successivement, l’hôtel sembla s’éveiller et Fandor allait se décider à sonner lorsqu’un taxi-auto amena devant la porte un quatrième personnage. Fandor s’approcha de celui-ci, au moment où il réglait sa course. C’était un jeune homme élégant, distingué, très blond, portant la moustache mince et longue à la gauloise. Ses attitudes trahissaient sa profession: un officier en civil, à n’en pas douter.
Fandor contourna l’immeuble une fois encore, il arrivait devant la façade de l’avenue de Latour-Maubourg, lorsqu’il vit un petit pâtissier s’introduire dans la maison.
Naarboveck habite seul avec sa fille, m’a dit M. Dupont (de l’Aube), se dit le journaliste, c’est donc qu’il reçoit du monde à dîner ce soir. Renonçant à son idée première: se présenter tout de suite au diplomate, Fandor décida après réflexion:
— Ma foi, je m’en vais dîner aussi. Autant leur donner une heure de répit.
Le journaliste savait, par expérience, combien il est mauvais d’interviewer les gens lorsqu’ils sont pressés, attendus, ou à jeun.
Fandor avisa un marchand de vins. Trois quarts d’heure après, Fandor sortait de la boutique, ayant mal dîné, mais complètement renseigné sur l’existence privée et publique du personnage chez lequel il allait se rendre. Il avait fait bavarder ses voisins, le patron de l’établissement; Fandor aurait pu dire à quelle heure se levait Naarboveck, quelles étaient ses habitudes, s’il faisait maigre le vendredi et le prix qu’il payait ses cigares.
— M. de Naarboveck, s’il vous plaît?
Neuf heures sonnaient, en effet.
— C’est ici qu’il demeure, monsieur, répondit le serviteur.
Fandor tendit sa carte, ainsi que la lettre de M. Dupont (de l’Aube).
— Voulez-vous passer ceci, demanda-t-il et me faire savoir si M. de Naarboveck peut me recevoir?
Le concierge invita le jeune homme à le suivre.
Ils gravirent les marches du perron, le portier sonna, un valet de pied en petite livrée se présenta aussitôt et prit des mains du portier la lettre et la carte destinées à M. de Naarboveck.
Le domestique, longuement épela le nom de Fandor gravé sur le bristol, regarda l’inconnu, espérant qu’il préciserait d’une parole le but de sa visite, mais Jérôme Fandor demeurait impassible et comme sa qualité de journaliste ne figurait point sur sa carte, le domestique en fut pour sa curiosité.
— Veuillez attendre un instant ici, fit le laquais d’un air assez aimable, je m’en vais aller voir si monsieur reçoit.
Fandor demeura seul dans un vaste hall aux meubles Renaissance où des tapisseries de haute lice déroulaient sur les murs leurs épopées grandioses en somptueux tableaux.
Le valet de pied revint en se hâtant.
— Si monsieur veut me suivre?
Débarrassé de son pardessus, Fandor obéit.
Une face du hall donnait sur un grand escalier à double révolution dont la pierre blanche, grisée par les ans, s’adoucissait d’un moelleux tapis et qu’ornait une merveilleuse rampe aux rinceaux délicats, œuvre de l’un des maîtres de la ferronnerie du dix-septième siècle.
Le domestique derrière lequel marchait le journaliste ouvrit une porte qui accédait dans un magnifique salon de réception peu meublé, mais du plus pur Louis XIV. Aux murs des glaces à petits panneaux reflétaient des toiles de maîtres, tableaux de famille d’une importante valeur artistique, d’une plus grande valeur encore de souvenir.
Cette pièce traversée, ils passaient encore par des salons d’un goût très sûr.
Fandor parvint enfin au fumoir où l’Empire était judicieusement mêlé aux meubles dont l’Angleterre nous enseigna le confort et dont le cuir fauve s’harmonisait à merveille avec le rouge de l’acajou vieilli aux bronzes hiératiques.
Le domestique lui indiqua un siège et disparut.
— Fichtre! pensa tout haut Fandor lorsqu’il fut seul, le gaillard est joliment bien installé. Faut croire que de faire de la diplomatie pour le compte du roi de Hesse-Weimar, ça vous nourrit son homme…
Mais le journaliste fut soudain interrompu dans ses réflexions. Une porte venait de s’ouvrir donnant passage à une jeune femme fort élégante.