Fandor fouillait des yeux les alentours, torturait sa mémoire, il eut un geste vague, avoua
— Je n’en sais décidément rien !
— Monsieur, déclara alors de Naarboveck, en se rapprochant du journaliste comme s’il craignait d’être entendu en parlant haut, vous n’êtes pas sans connaître, au moins de nom, un certain individu énigmatique qui joue un rôle important dans les affaires dont nous sommes l’un et l’autre les victimes à des titres différents. Nous sommes chez lui.
— Son nom ?
Le baron de Naarboveck qui, tout en considérant Fandor, allait et venait, écoutant par moments, mais semblant en outre lire dans la pensée du journaliste, reprit la parole :
— Votre ami Juve, fit-il, monsieur, qui est un policier de la plus grande valeur, s’est depuis quelque temps acharné à la poursuite de notre hôte d’aujourd’hui, de ce Vagualame chez qui nous nous trouvons… Cela lui a occasionné d’ailleurs pas mal de mésaventures qui lui ont prouvé que Vagualame n’était pas l’imbécile qu’il paraissait, et peut-être Juve s’en apercevra-t-il encore d’ici peu… cependant…
— Mon ami Juve, questionna-t-il, ne court, je l’espère, aucun risque ? je vous en supplie, monsieur renseignez-moi sur ce point, car désormais je suis libre…
— Attention, monsieur Fandor !… souvenez-vous que vous êtes un évadé et qu’à l’heure actuelle votre fuite doit être connue… méfiez-vous donc.
Puis il changea de sujet. Brusquement, sans ordre, d’une façon bizarre :
— Vagualame, chez qui nous sommes, reprit-il, avait une collaboratrice, mademoiselle Berthe, dite Bobinette. Bobinette a eu des torts, des torts graves, mais, monsieur, paix à sa mémoire, n’en parlons plus, elle a expié.
— Bobinette est donc morte ?
Fandor digérait cette nouvelle, lorsque soudain, au moment où le dernier coup de dix heures sonnait au cartel du mur, la lumière s’éteignit, l’atelier fut plongé dans une obscurité profonde… et le journaliste se sentit appréhender, ligoter avec une brutalité inouïe, cependant qu’au préalable on l’enveloppait, croyait-il, dans un grand linge qui lui immobilisait les bras. Sur son visage des mains mystérieuses fixaient une sorte de masque souple, on lui enfonçait quelque chose sur la tête, un chapeau peut-être, puis, attiré dans le noir, cependant que les cordes serrées lui meurtrissaient les chairs, Fandor se rendit compte qu’on l’immobilisait, debout, le long de quelque chose, probablement l’une de ces colonnes qui traversaient l’atelier du plancher au plafond. Le journaliste crut percevoir une voix lointaine qui murmurait :
— Comme Bobinette est morte, tu mourras… par Fantômas.
Mais avait-il bien entendu ? n’était-ce pas une hallucination, n’était-ce pas lui-même qui avait crié, car, cependant qu’il était l’objet de cette rapide agression, Fandor qui, jusqu’alors, avait l’esprit rempli de Vagualame, spontanément avait songé à Fantômas.
Tandis qu’il essayait vainement d’arracher, de rompre les liens qui le maintenaient, Fandor pensa aussi au baron de Naarboveck. En dépit du risque qu’il courait peut-être, le journaliste hurla :
— Naarboveck à moi…
Mais rien ne répondit d’abord…
Ce ne fut qu’au bout d’un long instant que Fandor identifia, loin, très loin de lui, comme un gémissement étouffé.
Tiens, la lumière de nouveau.
Fandor dont les yeux n’étaient pas bandés, bien que son visage fût recouvert d’un masque souple – il en sentait le contact sur sa peau – inspecta vivement le mystérieux atelier dont l’installation lui était déjà familière et dans lequel venaient de se passer des événements si extraordinaires. Mais l’examen auquel se livrait le journaliste devait lui révéler des choses plus bouleversantes encore.
En face de lui, sur le pas d’une porte qu’il n’avait point remarquée au début, immobile, rigide, se tenait un individu à la découverte duquel Fandor faillit perdre connaissance, car il l’avait déjà vu cet homme, cet être étrange, énigmatique, redoutable, il l’avait vu, – oh ! deux ou trois fois à peine, au cours de sa vie et encore, l’espace d’un instant, – mais il l’avait vu ou pour mieux dire, aperçu, dans des circonstances si tragiques, en des occasions si extraordinaires que sa silhouette s’était à jamais gravée dans sa mémoire… Il n’y avait pas de doute possible, c’était bien son ample manteau noir, sa cagoule, son grand chapeau abaissé sur les yeux, sa silhouette à la fois indécise et inimitable. Fandor avait devant lui Fantômas…
Fantômas !
Le journaliste fit une tentative désespérée pour rompre ses liens. Mais tandis qu’il s’épuisait en efforts surhumains, que ses épaules se courbaient en avant, comme il ne quittait pas des yeux la terrifiante apparition de Fantômas, Fandor s’aperçut que l’insaisissable bandit faisait exactement les mêmes gestes que lui !… Le journaliste regarda plus attentivement encore.
Des détails curieux lui apparaissaient peu à peu…
Il croyait voir des cordelettes liant les jambes de Fantômas, montant à sa ceinture, étreignant son corps !
Soudain Fandor hurla…
Rêvait-il, était-il éveillé ? était-ce la folie ?… qui se trouvait devant lui ?… tout simplement lui-même, Fandor, dont l’image se réfléchissait dans une glace placée à quelques mètres en face et c’était lui Fandor… qui avait la silhouette de Fantômas.
33 – RÉCONCILIATION
— Que décidez-vous, mademoiselle, préférez-vous les cocardes multicolores ou alors des nœuds de rubans d’une seule teinte ? Nous avons l’un et l’autre au choix en satin de première qualité ?
Comme Wilhelmine de Naarboveck paraissait hésitante, la vendeuse du Paradis des Danses qui, ce soir-là, soumettait à la jeune fille une série d’échantillons, poursuivit :
— Les cocardes aux tons variés font très bien, mais les nœuds de rubans produisent aussi un effet excellent.
— Mettez-en la moitié de chaque…
— Et, quelle quantité ? interrogea la vendeuse.
— Oh ! trois cents suffiront, je suppose.
Devant la jeune fille la vendeuse du Paradis des Danses étalait le reste de son assortiment d’objets de cotillon…
— Nous lançons en ce moment, dit-elle, des bonnets de papier comiques, enveloppés dans des papillotes ; c’est tout à fait nouveau et très amusant… Nous avons aussi des petits sachets de poudre de riz…
Wilhelmine de Naarboveck, que semblaient préoccuper bien d’autres soucis que ceux qui consistaient à choisir des accessoires de cotillon, avec des paroles brèves et des gestes saccadés, acceptait ou refusait les offres de la vendeuse. Celle-ci était de plus en plus stupéfaite.
Elle estimait que si on exécutait à la lettre les ordres de sa cliente, on lui livrerait une série d’objets des plus hétéroclites.
La vendeuse, adroitement, en fit l’observation à Wilhelmine et celle-ci se rendant compte soudain qu’elle avait commandé à tort et à travers, se ravisa, réfléchit un instant, puis, prenant une dernière décision :
— Mon Dieu, madame, déclara-t-elle, vous connaissez le crédit que mon père, le baron de Naarboveck accorde à votre maison pour nous fournir un cotillon complet. Or, vous savez mieux que moi ce qu’il faut. Je m’en remets donc à vous.
La vendeuse décidément, semblait devoir ne jamais en finir, l’interrogea encore :
— Bien entendu, mademoiselle, nous faisons des flots de rubans semblables pour vous et votre conducteur de cotillon ? Toutefois, pourriez-vous me dire si ce monsieur est grand ou petit… car il est préférable de proportionner la longueur des rubans à sa taille ?
Wilhelmine, qui jusqu’alors n’avait prêté qu’une attention médiocre aux propos de la vendeuse, soudain parut troublée.
Hélas ! le conducteur de cotillon, ce devrait être Henri de Loubersac !