Il mit ses doigts dans sa bouche et siffla.
Le contraste était délicieux entre l’apparence vénérable du vieux Massiban, et la gaminerie de gestes et d’accent que Lupin affectait, Beautrelet ne put s’empêcher de rire.
– Il a ri ! il a ri ! s’écria Lupin en sautant de joie. Vois-tu, ce qui te manque, bébé, c’est le sourire... tu es un peu grave pour ton âge... Tu es très sympathique, tu as un grand charme de naïveté et de simplicité... mais vrai, t’as pas le sourire.
Il se planta devant lui.
– Tiens, j’parie que je vais te faire pleurer. Sais-tu comment j’ai suivi ton enquête ? comment j’ai connu la lettre que Massiban t’a écrite et le rendez-vous qu’il avait pris pour ce matin au château de Vélines ? Par les bavardages de ton ami, celui chez qui tu habites... Tu te confies à cet imbécile-là, et il n’a rien de plus pressé que de tout confier à sa petite amie... Et sa petite amie n’a pas de secrets pour Lupin. Qu’est-ce que je te disais ? Te voilà tout chose... Tes yeux se mouillent... l’amitié trahie, hein ? ça te chagrine... Tiens, tu es délicieux, mon petit... Pour un rien je t’embrasserais... tu as toujours des regards étonnés qui me vont droit au cœur... Je me rappellerai toujours, l’autre soir, à Gaillon, quand tu m’as consulté... Mais oui, c’était moi, le vieux notaire... Mais ris donc, gosse... Vrai, je te répète, t’as pas le sourire. Tiens, tu manques... comment dirais-je ? tu manques de « primesaut ». Moi, j’ai le « primesaut ».
On entendait le halètement d’un moteur tout proche. Lupin saisit brusquement le bras de Beautrelet et, d’un ton froid, les yeux dans les yeux :
– Tu vas te tenir tranquille maintenant, hein ? tu vois bien qu’il n’y a rien à faire. Alors à quoi bon user tes forces et perdre ton temps ? Il y a assez de bandits dans le monde... Cours après, et lâche-moi... sinon... C’est convenu, n’est-ce pas ?
Il le secouait pour lui imposer sa volonté. Puis il ricana :
— Imbécile que je suis ! Toi me ficher la paix ? T’es pas de ceux qui flanchent... Ah je ne sais pas ce qui me retient... En deux temps et trois mouvements, tu serais ficelé, bâillonné... et dans deux heures, à l’ombre pour quelques mois... Et je pourrais me tourner les pouces en toute sécurité, me retirer dans la paisible retraite que m’ont préparée mes aïeux, les rois de France, et jouir des trésors qu’ils ont eu la gentillesse d’accumuler pour moi... Mais non, il est dit que je ferai la gaffe jusqu’au bout... Qu’est-ce que tu veux ? on a ses faiblesses... Et j’en ai une pour toi... Et puis quoi, c’est pas encore fait. D’ici à ce que tu aies mis le doigt dans le creux de l’Aiguille, il passera de l’eau sous le pont... Que diable ! Il m’a fallu dix jours à moi, Lupin. Il te faudra bien dix ans. Il y a de l’espace, tout de même, entre nous deux.
L’automobile arrivait, une immense voiture à carrosserie fermée. Il ouvrit la portière, Beautrelet poussa un cri. Dans la limousine il y avait un homme et cet homme c’était Lupin ou plutôt Massiban.
Il éclata de rire, comprenant soudain.
Lupin lui dit :
– Te retiens pas, il dort bien. Je t’avais promis que tu le verrais. Tu t’expliques maintenant les choses ? Vers minuit, je savais votre rendez-vous au château. À sept heures du matin, j’étais là. Quand Massiban est passé, je n’ai eu qu’à le cueillir... Et puis, une petite piqûre... ça y était ! Dors, mon bonhomme... On va te déposer sur le talus... En plein soleil, pour n’avoir pas froid... Allons-y... bien... parfait... À merveille... Et notre chapeau à la main !.. un p’tit sou, s’il vous plaît... Ah ! mon vieux Massiban, tu t’occupes de Lupin !
C’était vraiment d’une bouffonnerie énorme que de voir l’un en face de l’autre les deux Massiban, l’un endormi et branlant la tête, l’autre sérieux, plein d’attentions et de respect.
– Ayez pitié d’un pauvre aveugle... Tiens, Massiban, voilà deux sous et ma carte de visite...
– Et maintenant, les enfants, filons en quatrième vitesse... Tu entends, le mécano, du 120 à l’heure. En voiture, Isidore... Il y a séance plénière de l’Institut aujourd’hui, et Massiban doit lire, à trois heures et demie, un petit mémoire sur je ne sais pas quoi. Eh bien, il le leur lira, son petit mémoire. Je vais leur servir un Massiban complet, plus vrai que le vrai, avec mes idées à moi sur les inscriptions lacustres. Pour une fois où je suis de l’Institut. Plus vite, mécano, nous ne faisons que du 115... T’as peur, t’oublie donc que t’es avec Lupin ?... Ah ! Isidore, et l’on ose dire que la vie est monotone, mais la vie est une chose adorable, mon petit, seulement, il faut savoir... et moi, je sais... Si tu crois que c’était pas à crever de joie tout à l’heure, au château, quand tu bavardais avec le vieux Vélines et que moi, collé contre la fenêtre, je déchirais les pages du livre historique ! Et après, quand t’interrogeais la dame de Villemon sur l’Aiguille creuse ! Allait-elle parler ? Oui, elle parlerait... non, elle ne parlerait pas... oui... non... J’en avais la chair de poule... Si elle parlait, c’était ma vie à refaire, tout l’échafaudage détruit... Le domestique arriverait-il à temps ? Oui... non... le voilà... Mais Beautrelet va me démasquer ? Jamais ! trop gourde ! Si... non... voilà, ça y est... non, ça y est pas... si... il me reluque... ça y est... il va prendre son revolver... Ah ! quelle volupté !... Isidore, tu parles trop... Dormons, veux-tu ? Moi, je tombe de sommeil... bonsoir...
Beautrelet le regarda. Il semblait presque dormir déjà. Il dormait.
L’automobile, lancée à travers l’espace, se ruait vers un horizon sans cesse atteint et toujours fuyant. Il n’y avait plus ni villes, ni villages, ni champs, ni forêts, rien que de l’espace, de l’espace dévoré, englouti. Longtemps Beautrelet regarda son compagnon de voyage avec une curiosité ardente, et aussi avec le désir de pénétrer, à travers le masque qui la couvrait, jusqu’à sa réelle physionomie. Et il songeait aux circonstances qui les enfermaient ainsi l’un près de l’autre dans l’intimité de cette automobile.
Mais, après les émotions et les déceptions de cette matinée, fatigué à son tour, il s’endormit.
Quand il se réveilla, Lupin lisait. Beautrelet se pencha pour voir le titre du livre. C’était Les Lettres à Lucilius, de Sénèque le philosophe.
« Que diable ! Il m’a fallu dix jours, à moi Lupin... il te faudra bien dix ans ! »
Cette phrase, prononcée par Lupin au sortir du château de Vélines, eut une influence considérable sur la conduite de Beautrelet. Très calme au fond et toujours maître de lui, Lupin avait néanmoins de ces moments d’exaltation, de ces expansions un peu romantiques, théâtrales à la fois et bon enfant, où il lui échappait certains aveux, certaines paroles dont un garçon comme Beautrelet pouvait tirer profit.
À tort ou à raison, Beautrelet croyait voir dans cette phrase un de ces aveux involontaires. Il était en droit de conclure que, si Lupin mettait en parallèle ses efforts et les siens dans la poursuite de la vérité sur l’Aiguille creuse, c’est que tous deux possédaient des moyens identiques pour arriver au but, c’est que lui, Lupin, n’avait pas eu des éléments de réussite différents de ceux que possédait son adversaire. Les chances étaient les mêmes. Or, avec ces mêmes chances, avec ces mêmes éléments de réussite, il avait suffi à Lupin de dix jours. Quels étaient ces éléments, ces moyens et ces chances ? Cela se réduisait en définitive à la connaissance de la brochure publiée en 1815, brochure que Lupin avait sans doute, comme Massiban, trouvée par hasard, et grâce à laquelle il était arrivé à découvrir, dans le missel de Marie-Antoinette, l’indispensable document. Donc, la brochure et le document, voilà les deux seules bases sur lesquelles Lupin s’était appuyé. Avec cela, il avait reconstruit tout l’édifice. Pas de secours étrangers. L’étude de la brochure et l’étude du document, un point, c’est tout.