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Eh bien ! Beautrelet ne pouvait-il se cantonner sur le même terrain ? À quoi bon une lutte impossible ? À quoi bon ces vaines enquêtes où il était sûr, si tant est qu’il évitât les embûches multipliées sous ses pas, de parvenir, en fin de compte, au plus pitoyable des résultats ?

Sa décision fut nette et immédiate, et, tout en s’y conformant, il avait l’intuition heureuse qu’il était sur la bonne voie. Tout d’abord il quitta sans inutiles récriminations son camarade de Janson-de-Sailly, et, prenant sa valise, il alla s’installer après beaucoup de tours et de détours dans un petit hôtel situé au centre même de Paris. De cet hôtel il ne sortit point pendant des journées entières. Tout au plus mangeait-il à la table d’hôte. Le reste du temps, enfermé à clef, les rideaux de la chambre hermétiquement clos, il songeait.

« Dix jours », avait dit Arsène Lupin. Beautrelet s’efforçant d’oublier tout ce qu’il avait fait et de ne se rappeler que les éléments de la brochure et du document, ambitionnait ardemment de rester dans les limites de ces dix jours. Le dixième cependant passa, et le onzième et le douzième, mais le treizième jour une lueur se fit en son cerveau, et très vite, avec la rapidité déconcertante de ces idées qui se développent en nous comme des plantes miraculeuses, la vérité surgit, s’épanouit, se fortifia. Le soir de ce treizième jour, il ne savait certes pas le mot du problème, mais il connaissait en toute certitude une des méthodes qui pouvaient en provoquer la découverte, la méthode féconde que Lupin sans aucun doute avait utilisée.

Méthode fort simple et qui découlait de cette unique question : existe-t-il un lien entre tous les événements historiques, plus ou moins importants, auxquels la brochure rattache le mystère de l’Aiguille creuse ?

La diversité des événements rendait la réponse difficile. Cependant, de l’examen approfondi auquel se livra Beautrelet, il finit par se dégager un caractère essentiel à tous ces événements. Tous, sans exception, se passaient dans les limites de l’ancienne Neustrie, lesquelles correspondent à peu près à l’actuelle Normandie. Tous les héros de la fantastique aventure sont Normands, ou le deviennent, ou agissent en pays normand.

Quelle passionnante chevauchée à travers les âges Quel émouvant spectacle que celui que tous, ces barons, ducs et rois, partant de points si opposés et se donnant rendez-vous en ce coin du monde !

Au hasard, Beautrelet feuilleta l’histoire. C’est Roll, ou Rollon, premier duc normand, qui est maître du secret de l’Aiguille après le traité de SaintClair-sur-Epte !

C’est Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, roi d’Angleterre, dont l’étendard est percé à la façon d’une aiguille !

C’est à Rouen que les Anglais brûlent Jeanne d’Arc, maîtresse du secret !

Et tout à l’origine de l’aventure, qu’est-ce que ce chef des Calètes qui paye sa rançon à César avec le secret de l’Aiguille, sinon le chef des hommes du pays de Caux, du pays de Caux situé au coeur même de la Normandie ?

L’hypothèse se précise. Le champ se rétrécit. Rouen, les rives de la Seine, le pays de Caux... il semble vraiment que toutes les routes convergent de ce côté. Si l’on cite plus particulièrement deux rois de France, maintenant que le secret, perdu pour les ducs de Normandie et pour leurs héritiers les rois d’Angleterre, est devenu le secret royal de la France, c’est Henri IV, Henri IV qui fit le siège de Rouen et gagna la bataille d’Arques, aux portes de Dieppe. Et c’est François Ier, qui fonda Le Havre et prononça cette phrase révélatrice : « Les rois de France portent des secrets qui règlent souvent le sort des villes ! » Rouen, Dieppe, Le Havre... les trois sommets du triangle, les trois grandes villes qui occupent les trois pointes. Au centre, le pays de Caux.

Le XVIIe siècle arrive. Louis XIV brûle le livre où l’inconnu révèle la vérité. Le capitaine de Larbeyrie s’empare d’un exemplaire, profite du secret qu’il a violé, dérobe un certain nombre de bijoux et, surpris par des voleurs de grand chemin, meurt assassiné. Or, quel est le lieu où se produit le guet-apens ? Gaillon ! Gaillon, petite ville située sur la route qui mène du Havre, de Rouen ou de Dieppe à Paris.

Un an après, Louis XIV achète un domaine et construit le château de l’Aiguille. Quel emplacement choisit-il ? Le centre de la France. De la sorte les curieux sont dépistés. On ne cherche pas en Normandie.

Rouen... Dieppe... Le Havre... Le triangle cauchois... Tout est là... D’un côté la mer. D’un autre la Seine. D’un autre, les deux vallées qui conduisent de Rouen à Dieppe.

Un éclair illumina l’esprit de Beautrelet. Cet espace de terrain, cette contrée des hauts plateaux qui vont des falaises de la Seine aux falaises de la Manche, c’était toujours, presque toujours là, le champ même d’opérations où évoluait Lupin.

Depuis dix ans, c’était précisément cette région qu’il mettait en coupe réglée, comme s’il avait eu son repaire au centre même du pays où se rattachait le plus étroitement la légende de l’Aiguille creuse.

L’affaire du baron de Cahorn[1] ? Sur les bords de la Seine, entre Rouen et Le Havre. L’affaire de Tibermesnil[2] ? À l’autre extrémité du plateau, entre Rouen et Dieppe. Les cambriolages de Gruchet, de Montigny, de Crasville ? En plein pays de Caux. Où Lupin se rendait-il quand il fut attaqué et ligoté dans son compartiment par Pierre Onfrey, l’assassin de la rue Lafontaine[3] ? À Rouen. Où Herlock Sholmès, prisonnier de Lupin, fut-il embarqué[4] ? Près du Havre.

Et tout le drame actuel, quel en fut le théâtre ? Ambrumésy, sur la route du Havre à Dieppe.

Rouen, Dieppe, Le Havre, toujours le triangle cauchois.

Donc, quelques années auparavant, Arsène Lupin, possesseur de la brochure et connaissant la cachette où Marie-Antoinette avait dissimulé le document, Arsène Lupin finissait par mettre la main sur le fameux livre d’heures. Possesseur du document, il partait en campagne, trouvait, et s’établissait là, en pays conquis.

Beautrelet partit en campagne.

Il partit avec une véritable émotion, en songeant à ce même voyage que Lupin avait effectué, à ces mêmes espoirs dont il avait dû palpiter quand il s’en allait ainsi à la découverte du formidable secret qui devait l’armer d’une telle puissance. Ses efforts à lui, Beautrelet, auraient-ils le même résultat victorieux ?

Il quitta Rouen de bonne heure, à pied, la figure très maquillée, et son sac au bout d’un bâton, sur le dos, comme un apprenti qui fait son tour de France.

Il alla droit à Duclair où il déjeuna. Au sortir de ce bourg, il suivit la Seine et ne la quitta pour ainsi dire plus. Son instinct, renforcé, d’ailleurs, par bien des présomptions, le ramenait toujours aux rives sinueuses du beau fleuve. Le château de Cahorn cambriolé, c’est par la Seine que filent les collections. La Chapelle-Dieu enlevée, c’est vers la Seine que sont convoyées les vieilles pierres sculptées. Il imaginait comme une flottille de péniches faisant le service régulier de Rouen au Havre et drainant les œuvres d’art et les richesses d’une contrée pour les expédier de là vers le pays des milliardaires.

– Je brûle... Je brûle !... murmurait le jeune homme, tout pantelant sous les coups de la vérité qui le heurtait par grands chocs successifs.

L’échec des premiers jours ne le découragea point. Il avait une foi profonde, inébranlable dans la justesse de l’hypothèse qui le dirigeait. Hardie, excessive, n’importe ! elle était digne de l’ennemi poursuivi. L’hypothèse valait la réalité prodigieuse qui avait nom Lupin. Avec cet homme-là, devait-on chercher en dehors de l’énorme, de l’exagéré, du surhumain ? Jumièges, La Mailleraye, Saint-Wandrille, Caudebec, Tancarville, Quillebeuf, localités toutes pleines de son souvenir ! Que de fois il avait dû contempler la gloire de leurs clochers gothiques ou la splendeur de leurs vastes ruines !