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Mais Le Havre, les environs du Havre attiraient Isidore comme les feux d’un phare.

« Les rois de France portent des secrets qui règlent souvent le sort des villes. »

Paroles obscures et tout à coup, pour Beautrelet, rayonnantes de clarté ! N’était-ce pas l’exacte déclaration des motifs qui avait décidé François Ier à créer une ville à cet endroit, et le sort du Havre de Grâce n’était-il pas lié au secret même de l’Aiguille ?

– C’est cela... c’est cela... balbutia Beautrelet avec ivresse... Le vieil estuaire normand, l’un des points essentiels, l’un des noyaux primitifs autour desquels s’est formée la nationalité française, le vieil estuaire se complète par ces deux forces, l’une en plein ciel, vivante, connue, port nouveau qui commande l’Océan et qui s’ouvre sur le monde ; l’autre ténébreuse, ignorée et d’autant plus inquiétante qu’elle est invisible et impalpable. Tout un côté de l’histoire de France et de la maison royale s’explique par l’Aiguille, de même que toute l’histoire de Lupin. Les mêmes ressources d’énergie et de pouvoir alimentent et renouvellent la fortune des rois et celle de l’aventurier.

De bourgade en bourgade, du fleuve à la mer, Beautrelet fureta, le nez au vent, l’oreille aux écoutes et tâchant d’arracher aux choses mêmes leur signification profonde. Était-ce ce coteau qu’il fallait interroger ? Cette forêt ? Les maisons de ce village ? Était-ce parmi les paroles insignifiantes de ce paysan qu’il récolterait le petit mot révélateur ?

Un matin, il déjeunait dans une auberge, en vue d’Honfleur, antique cité de l’estuaire. En face de lui, mangeait un de ces maquignons normands, rouges et lourds, qui font les foires de la région, le fouet à la main, une longue blouse sur le dos. Au bout d’un instant, il parut à Beautrelet que cet homme le regardait avec une certaine attention, comme s’il le connaissait ou du moins comme s’il cherchait à le reconnaître.

« Bah ! pensa-t-il, je me trompe, je n’ai jamais vu ce marchand de chevaux et il ne m’a jamais vu. »

En effet, l’homme sembla ne plus s’occuper de lui. Il alluma sa pipe, demanda du café et du cognac, fuma et but. Son repas achevé, Beautrelet paya et se leva. Un groupe d’individus entrant au moment où il allait sortir, il dut rester debout quelques secondes auprès de la table où le maquignon était assis, et il l’entendit qui disait à voix basse :

– Bonjour, monsieur Beautrelet.

Isidore n’hésita pas. Il prit place auprès de l’homme et lui dit :

– Oui, c’est moi... mais vous qui êtes-vous ? Comment m’avez-vous reconnu ?

– Pas difficile... Et pourtant je n’ai jamais vu que votre portrait dans les journaux. Mais vous êtes si mal... comment dites-vous en français ?... si mal grimé.

Il avait un accent étranger très net, et Beautrelet crut discerner, en l’examinant, que lui aussi, il avait un masque qui altérait sa physionomie.

– Qui êtes-vous ? répéta-t-il... Qui êtes-vous ?

L’étranger sourit :

– Vous ne me reconnaissez pas ?

– Non. Je ne vous ai jamais vu.

– Pas plus que moi. Mais rappelez-vous... Moi aussi, on publie mon portrait dans les journaux... et souvent. Eh bien ! ça y est ?

– Non.

– Herlock Sholmès.

La rencontre était originale. Elle était significative aussi. Tout de suite le jeune homme en saisit la portée. Après un échange de compliments, il dit à Sholmès :

– Je suppose que si vous êtes ici... c’est à cause de lui ?

– Oui.

– Alors... alors... vous croyez que nous avons des chances... de ce côté...

– J’en suis sûr.

La joie que Beautrelet ressentit à constater que l’opinion de Sholmès coïncidait avec la sienne ne fut pas sans mélange. Si l’Anglais arrivait au but, c’était la victoire partagée et qui sait même s’il n’arriverait pas avant lui ?

– Vous avez des preuves ? des indices ?

– N’ayez pas peur, ricana l’Anglais, comprenant son inquiétude, je ne marche pas sur vos brisées. Vous, c’est le document, la brochure... des choses qui ne m’inspirent pas grande confiance.

– Et vous ?

– Moi ce n’est pas cela.

– Est-il indiscret ?...

– Nullement. Vous vous rappelez l’histoire du diadème, l’histoire du duc de Charmerace[5] ?

– Oui.

– Vous n’avez pas oublié Victoire, la vieille nourrice de Lupin, celle que mon bon ami Ganimard a laissé échapper dans une fausse voiture cellulaire ?

– Non.

– J’ai retrouvé la piste de Victoire. Elle habite une ferme non loin de la route nationale n° 25. La route nationale n° 25, c’est la route du Havre à Lille. Par Victoire, j’irai facilement jusqu’à Lupin.

– Ce sera long.

– Qu’importe ! J’ai lâché toutes mes affaires. Il n’y a plus que celle-là qui compte. Entre Lupin et moi c’est une lutte... une lutte à mort.

Il prononça ces mots avec une sorte de sauvagerie où l’on sentait toute la rancœur des humiliations senties, toute une haine féroce contre le grand ennemi qui l’avait joué si cruellement.

– Allez-vous-en, murmura-t-il, on nous regarde... c’est dangereux... Mais rappelez-vous mes paroles : le jour où Lupin et moi nous serons l’un en face de l’autre, ce sera... ce sera tragique.

Beautrelet quitta Sholmès tout à fait rassuré : il n’y avait pas à craindre que l’Anglais le gagnât de vitesse.

Et quelle preuve encore lui apportait le hasard de cette entrevue ! La route du Havre à Lille passe par Dieppe. C’est la grande route côtière du pays de Caux ! La route maritime qui commande les falaises de la Manche ! Et c’est dans une ferme voisine de cette route que Victoire était installée. Victoire, c’est-à-dire Lupin, puisque l’un n’allait pas sans l’autre, le maître sans la servante, toujours aveuglément dévouée.

« Je brûle... Je brûle... se répétait le jeune homme... Dès que les circonstances m’apportent un élément nouveau d’information, c’est pour confirmer ma supposition. D’un côté, certitude absolue des bords de la Seine ; de l’autre, certitude de la route nationale. Les deux voies de communication se rejoignent au Havre, à la ville de François Ier, la ville du secret. Les limites se resserrent. Le pays de Caux n’est pas grand, et ce n’est encore que la partie ouest du pays que je dois fouiller. »

Il se remit à l’œuvre avec acharnement.

« Ce que Lupin a trouvé, il n’y a aucune raison pour que je ne le trouve pas », ne cessait-il de dire en lui-même. Certes, Lupin devait avoir sur lui quelques gros avantages, peut-être la connaissance approfondie de la région, des données précises sur les légendes locales, moins que cela, un souvenir – avantage précieux, puisque lui, Beautrelet, ne savait rien, et qu’il ignorait totalement ce pays, l’ayant parcouru pour la première fois lors du cambriolage d’Ambrumésy, et rapidement, sans s’y attarder.

Mais qu’importe !

Dût-il consacrer dix ans de sa vie à cette enquête, il la mènerait à bout. Lupin était là. Il le voyait. Il le devinait. Il l’attendait à ce détour de route, à la lisière de ce bois, au sortir de ce village. Et chaque fois déçu, il semblait qu’il trouvât en chaque déception une raison plus forte de s’obstiner encore.

Souvent, il se jetait sur le talus de la route et s’enfonçait éperdument dans l’examen du document tel qu’il en portait toujours sur lui la copie, c’est-à-dire avec la substitution des voyelles aux chiffres :

Souvent aussi, selon son habitude, il se couchait à plat ventre dans l’herbe haute et songeait des heures. Il avait le temps. L’avenir lui appartenait.

Avec une patience admirable, il allait de la Seine à la mer, et de la mer à la Seine, s’éloignant par degrés, revenant sur ses pas, et n’abandonnant le terrain que lorsqu’il n’y avait plus théoriquement aucune chance d’y puiser le moindre renseignement.