Il étudia, il scruta Montivilliers, Saint-Romain, Octeville et Gonneville, et Criquetot.
Il frappait le soir chez les paysans et leur demandait le gîte. Après dîner, on fumait ensemble et l’on devisait. Et il leur faisait raconter des histoires qu’ils se racontaient aux longues veillées d’hiver.
Et toujours cette question sournoise :
– Et l’Aiguille ? La légende de l’Aiguille creuse... Vous ne la savez pas ?
– Ma foi, non... je ne vois pas ça...
– Cherchez bien... un conte de vieille bonne femme... quelque chose où il s’agit d’une aiguille... Une aiguille enchantée peut-être... que sais-je ?
Rien. Aucune légende, aucun souvenir. Et le lendemain, il repartait avec allégresse.
Un jour il passa par le joli village de Saint-Jouin qui domine la mer, et descendit parmi le chaos de rocs qui s’est éboulé de la falaise.
Puis il remonta sur le plateau et s’en alla vers la valleuse de Bruneval, vers le cap d’Antifer, vers la petite crique de Belle-Plage. Il marchait gaiement et légèrement, un peu las, mais si heureux de vivre ! si heureux même qu’il oubliait Lupin et le mystère de l’Aiguille creuse et Victoire et Sholmès, et qu’il s’intéressait au spectacle des choses, au ciel bleu, à la grande mer d’émeraude, tout éblouissante de soleil.
Des talus rectilignes, des restes de murs en briques, où il crut reconnaître les vestiges d’un camp romain, l’intriguèrent. Puis il aperçut une espèce de petit castel, bâti à l’imitation d’un fort ancien, avec tourelles lézardées, hautes fenêtres gothiques, et qui était situé sur un promontoire déchiqueté, montueux, rocailleux, et presque détaché de la falaise. Une grille, flanquée de garde-fous et de broussailles de fer, en défendait l’étroit passage.
Non sans peine, Beautrelet réussit à le franchir. Au-dessus de la porte ogivale, que fermait une vieille serrure rouillée, il lut ces mots :
Fort de Fréfossé [6]
Il n’essaya pas d’entrer, et tournant à droite, il aborda, après avoir descendu une petite pente, un sentier qui courait sur une arête de terre munie d’une rampe en bois. Tout au bout, il y avait une grotte de proportions exiguës, formant comme une guérite à la pointe du roc où elle était creusée, un roc abrupt tombant dans la mer.
On pouvait tout juste tenir debout au centre de la grotte. Des multitudes d’inscriptions s’entrecroisaient sur ses murs. Un trou presque carré percé à même la pierre s’ouvrait en lucarne du côté de la terre, exactement face au fort de Fréfossé dont on apercevait à trente ou quarante mètres la couronne crénelée. Beautrelet jeta son sac et s’assit. La journée avait été lourde et fatigante. Il s’endormit un instant.
Le vent frais qui circulait dans la grotte l’éveilla. Il resta quelques minutes immobile et distrait, les yeux vagues. Il essayait de réfléchir, de reprendre sa pensée encore engourdie. Et déjà, plus conscient, il allait se lever, quand il eut l’impression que ses yeux soudain fixes, soudain agrandis, regardaient... Un frisson l’agita. Ses mains se crispèrent, et il sentit que des gouttes de sueur se formaient à la racine de ses cheveux.
– Non... non... balbutia-t-il... c’est un rêve, une hallucination... Voyons, serait-ce possible ?
Il s’agenouilla brusquement et se pencha. Deux lettres énormes, d’un pied chacune peut-être, apparaissaient, gravées en relief dans le granit du sol.
Ces deux lettres, sculptées grossièrement, mais nettement, et dont l’usure des siècles avait arrondi les angles et patiné la surface, ces deux lettres, c’étaient un D et un F.
Un D et un F ! miracle bouleversant ! Un D et un F, précisément, deux lettres du document ! Les deux seules lettres du document !
Ah ! Beautrelet n’avait même pas besoin de le consulter pour évoquer ce groupe de lettres à la quatrième ligne, la ligne des mesures et des indications !
Il les connaissait bien ! Elles étaient inscrites à jamais au fond de ses prunelles, incrustées à jamais dans la substance même de son cerveau !
Il se releva, descendit le chemin escarpé, remonta le long de l’ancien fort, de nouveau s’accrocha, pour passer, aux piquants du garde-fou, et marcha rapidement vers un berger dont le troupeau paissait au long sur une ondulation du plateau.
– Cette grotte, là-bas... cette grotte...
Ses lèvres tremblaient et il cherchait des mots qu’il ne trouvait pas. Le berger le contemplait avec stupeur. Enfin il répéta :
– Oui, cette grotte... qui est là... à droite du fort... A-t-elle un nom ?
– Dame ! Tous ceux d’Étretat disent comme ça que c’est les Demoiselles.
– Quoi ?... quoi ?... Que dites-vous ?
– Eh ben oui... la chambre des Demoiselles...
Isidore fut sur le point de lui sauter à la gorge, comme si toute la vérité résidait en cet homme, et qu’il espérât la lui prendre d’un coup, la lui arracher...
Les Demoiselles ! Un des mots, un des deux seuls mots connus du document !
Un vent de folie ébranla Beautrelet sur ses jambes. Et cela s’enflait autour de lui, soufflait comme une bourrasque impétueuse qui venait du large, qui venait de la terre, qui venait de toutes parts et le fouettait à grands coups de vérité... Il comprenait ! Le document lui apparaissait avec son sens véritable ! La chambre des Demoiselles... Étretat...
« C’est cela... pensa-t-il, l’esprit envahi de lumière... ce ne peut être que cela. Mais comment ne l’ai-je pas deviné plus tôt ? »
Il dit au berger, à voix basse :
– Bien... va-t’en... tu peux t’en aller... merci...
L’homme, interdit, siffla son chien et s’éloigna.
Une fois seul, Beautrelet retourna vers le fort. Il l’avait déjà presque dépassé, quand tout à coup il s’abattit à terre et resta blotti contre un pan de mur. Et il songeait en se tordant les mains :
– Suis-je fou ! Et s’il me voit ? Si ses complices me voient ? Depuis une heure, je vais... je viens...
Il ne bougea plus. Le soleil s’était couché. La nuit peu à peu se mêlait au jour, estompant la silhouette des choses.
Alors, par menus gestes insensibles, à plat ventre, se glissant, rampant, il s’avança sur une des pointes du promontoire, jusqu’au bout extrême de la falaise. Il y parvint. Du bout de ses mains étendues, il écarta des touffes d’herbe, et sa tête émergea au-dessus de l’abîme.
En face de lui, presque au niveau de la falaise, en pleine mer, se dressait un roc énorme, haut de plus de quatre-vingts mètres, obélisque colossal, d’aplomb sur sa large base de granit que l’on apercevait au ras de l’eau et s’effilait ensuite jusqu’au sommet, ainsi que la dent gigantesque d’un monstre marin. Blanc comme la falaise, d’un blanc-gris et sale, l’effroyable monolithe était strié de lignes horizontales marquées par du silex, et où l’on voyait le lent travail des siècles accumulant les unes sur les autres les couches calcaires et les couches de galets.
De place en place une fissure, une anfractuosité, et tout de suite, là, un peu de terre, de l’herbe, des feuilles.
Et tout cela puissant, solide, formidable, avec un air de chose indestructible contre quoi l’assaut furieux des vagues et des tempêtes ne pouvait prévaloir. Tout cela, définitif, immanent, grandiose malgré la grandeur du rempart de falaises qui le dominait, immense malgré l’immensité de l’espace où cela s’érigeait.
Les ongles de Beautrelet s’enfonçaient dans le sol comme les griffes d’une bête prête à bondir sur sa proie. Ses yeux pénétraient dans l’écorce rugueuse du roc, dans sa peau, lui semblait-il, dans sa chair. Il le touchait, il le palpait, il en prenait connaissance et possession... Il se l’assimilait...
L’horizon s’empourprait de tous les feux du soleil disparu, et de longs nuages embrasés, immobiles dans le ciel, formaient des paysages magnifiques, des lagunes irréelles, des plaines en flammes, des forêts d’or, des lacs de sang, toute une fantasmagorie ardente et paisible.
L’azur du ciel s’assombrit. Vénus rayonnait d’un éclat merveilleux, puis des étoiles s’allumèrent, timides encore.