– Vous êtes un rude type, mon garçon.
— Bah ! fit-il, le hasard m’a servi.
– Il n’y a pas de hasard avec lui, affirma l’inspecteur, qui parlait toujours de Lupin d’un air solennel et sans prononcer son nom.
Il s’assit.
– Alors nous le tenons ?
– Comme on l’a déjà tenu plus de vingt fois, dit Beautrelet en riant.
– Oui, mais aujourd’hui...
– Aujourd’hui, en effet, le cas diffère. Nous connaissons sa retraite, son château fort, ce qui fait, somme toute, que Lupin est Lupin. Il peut s’échapper. L’Aiguille d’Étretat ne le peut pas.
– Pourquoi supposez-vous qu’il s’échappera ? demanda Ganimard inquiet.
– Pourquoi supposez-vous qu’il ait besoin de s’échapper ? répondit Beautrelet. Rien ne prouve qu’il soit dans l’Aiguille actuellement. Cette nuit, onze de ses complices en sont sortis. Il était peut-être l’un de ces onze.
Ganimard réfléchit.
– Vous avez raison. L’essentiel, c’est l’Aiguille creuse. Pour le reste, espérons que la chance nous favorisera. Et maintenant, causons.
Il prit de nouveau sa voix grave, son air d’importance convaincue, et prononça :
– Mon cher Beautrelet, j’ai ordre de vous recommander, à propos de cette affaire, la discrétion la plus absolue.
– Ordre de qui ? fit Beautrelet plaisantant. Du Préfet de police ?
– Plus haut.
– Le président du Conseil ?
– Plus haut.
– Bigre !
Ganimard baissa la voix.
– Beautrelet, j’arrive de l’Élysée. On considère cette affaire comme un secret d’État, d’une extrême gravité. Il y a des raisons sérieuses pour que l’on tienne ignorée cette citadelle invisible... des raisons stratégiques surtout... Cela peut devenir un centre de ravitaillement, un magasin de poudres nouvelles, de projectiles récemment inventés, que sais-je ? l’arsenal inconnu de la France.
– Mais comment espère-t-on garder un tel secret ? Jadis, un seul homme le détenait, le roi. Aujourd’hui, nous sommes déjà quelques-uns à le savoir, sans compter la bande à Lupin.
– Eh ! Quand on ne gagnerait que dix ans, que cinq ans de silence ! Ces cinq années peuvent être le salut...
– Mais, pour s’emparer de cette citadelle, de ce futur arsenal, il faut bien l’attaquer, il faut bien en déloger Lupin. Et tout cela ne se fait pas sans bruit.
– Évidemment, on devinera quelque chose, mais on ne saura pas. Et puis quoi, essayons.
– Soit, quel est votre plan ?
– En deux mots, voilà. Tout d’abord vous n’êtes pas Isidore Beautrelet, et il n’est pas non plus question d’Arsène Lupin. Vous êtes et vous restez un gamin d’Étretat, lequel en flânant a surpris des individus qui sortaient d’un souterrain. Vous supposez, n’est-ce pas, l’existence d’un escalier qui perce la falaise du haut en bas ?
– Oui, il y a plusieurs de ces escaliers le long de la côte. Tenez, tout près, on m’a signalé, en face de Bénouville, l’escalier du Curé, connu de tous les baigneurs. Et je ne parle pas des trois ou quatre tunnels destinés aux pêcheurs.
– Donc, la moitié de mes hommes et moi nous marchons guidés par vous. J’entre seul, ou accompagné, ceci est à voir. Toujours est-il que l’attaque a lieu par là. Si Lupin n’est pas dans l’Aiguille, nous établissons une souricière, où un jour ou l’autre il se fera pincer. S’il est là...
– S’il est là, monsieur Ganimard, il s’enfuira de l’Aiguille par la face postérieure, celle qui regarde la mer.
– En ce cas, il sera immédiatement arrêté par l’autre moitié de mes hommes.
– Oui, mais si, comme je le suppose, vous avez choisi le moment où la mer s’est retirée, laissant à découvert la base de l’Aiguille, la chasse sera publique, puisqu’elle aura lieu devant tous les pêcheurs de moules, de crevettes et de coquillages qui pullulent sur les rochers avoisinants.
– C’est pourquoi je choisirai justement l’heure où la mer sera pleine.
– En ce cas il s’enfuira sur une barque.
– Et comme j’aurai là, moi, une douzaine de barques de pêche dont chacune sera commandée par un de mes hommes, il sera cueilli.
– S’il ne passe pas entre votre douzaine de barques, ainsi qu’un poisson a travers les mailles.
– Soit. Mais alors je le coule à fond.
– Fichtre ! Vous aurez donc des canons ?
– Mon Dieu, oui. Il y a en ce moment un torpilleur au Havre. Sur un coup de téléphone de moi, il se trouvera à l’heure dite aux environs de l’Aiguille.
– Ce que Lupin sera fier ! Un torpilleur !... Allons, je vois, monsieur Ganimard, que vous avez tout prévu. Il n’y a plus qu’à marcher. Quand donnons-nous l’assaut ?
– Demain.
– La nuit ?
– En plein jour, à marée montante, sur le coup de dix heures.
– Parfait.
Sous ses apparences de gaieté, Beautrelet cachait une véritable angoisse. Jusqu’au lendemain, il ne dormit pas, agitant tour à tour les plans les plus impraticables. Ganimard l’avait quitté pour se rendre à une dizaine de kilomètres d’Étretat, à Yport, où, par prudence, il avait donné rendez-vous à ses hommes et où il fréta douze barques de pêche, en vue, soi-disant de sondages le long de la côte.
À neuf heures trois quarts, escorté de douze gaillards solides, il rencontrait Isidore au bas du chemin qui monte sur la falaise. À dix heures précises, ils arrivaient devant le pan de mur. Et c’était l’instant décisif.
– Qu’est-ce que tu as donc, Beautrelet ? Tu es vert ? ricana Ganimard, tutoyant le jeune homme en manière de moquerie.
– Et toi, monsieur Ganimard, riposta Beautrelet, on croirait que ta dernière heure est venue.
Ils durent s’asseoir et Ganimard avala quelques gorgées de rhum.
– Ce n’est pas le trac, dit-il, mais, sapristi, quelle émotion ! Chaque fois que je dois le pincer, ça me prend comme ça aux entrailles. Un peu de rhum ?
– Non.
– Et si vous restez en route ?
– C’est que je serai mort.
– Bigre ! Enfin, nous verrons. Et maintenant, ouvrez. Pas de danger d’être vu, hein ?
– Non. L’Aiguille est plus basse que la falaise, et en outre nous sommes dans un repli de terrain.
Beautrelet s’approcha du mur et pesa sur la brique. Le déclenchement se produisit, et l’entrée du souterrain apparut. À la lueur des lanternes qu’ils allumèrent, ils virent qu’il était percé en forme de voûte, et que cette voûte, ainsi d’ailleurs que le sol lui-même, était entièrement recouverte de briques.
Ils marchèrent pendant quelques secondes, et tout de suite un escalier se présenta. Beautrelet compta quarante-cinq marches, marches en briques, mais que l’action lente des pas avait affaissées par le milieu.
– Sacré nom ! jura Ganimard qui tenait la tête, et qui s’arrêta subitement comme s’il avait heurté quelque chose.
– Qu’y a-t-il ?
– Une porte !
– Bigre, murmura Beautrelet en la regardant, et pas commode à démolir. Un bloc de fer, tout simplement.
– Nous sommes fichus, dit Ganimard, il n’y a même pas de serrure.
– Justement, c’est ce qui me donne de l’espoir.
– Et pourquoi ?
– Une porte est faite pour s’ouvrir, et si celle-là n’a pas de serrure, c’est qu’il y a un secret pour l’ouvrir.
– Et comme nous ne connaissons pas ce secret...
– Je vais le connaître.
– Par quel moyen ?
– Par le moyen du document. La quatrième ligne n’a pas d’autre raison que de résoudre les difficultés au moment où elles s’offrent. Et la solution est relativement facile, puisqu’elle est inscrite, non pour dérouter, mais pour aider ceux qui cherchent.
– Relativement facile ! je ne suis pas de votre avis, s’écria Ganimard qui avait déplié le document... Le nombre 44 et un triangle marqué d’un point à gauche, c’est plutôt obscur.
– Mais non, mais non. Examinez la porte. Vous verrez qu’elle est renforcée, aux quatre coins, de plaques de fer en forme de triangles et que ces plaques sont maintenues par de gros clous. Prenez la plaque de gauche, tout en bas, et faites jouer le clou qui est à l’angle... Il y a neuf chances contre une, pour que nous tombions juste.