— Parbleu, elle faisait son métier, elle.
Après un instant de réflexion, Mariolle ajouta :
— N’importe, si elle avait été un peu moins canaille, ou moi un peu plus, nous aurions formé un couple inséparable.
Plusieurs hommes les ayant aperçus, s’avançaient la main tendue. Ce n’était que : "Bonjour, Mariolle. – Tiens, vous voilà ? – Comment allez-vous ? – Quand êtes-vous arrivé ? Vous quittez donc aussi Paris, vous ?"
Et Mariolle serrait ces mains, souriait, répondait qu’il se portait à merveille, et qu’il venait faire un peu la fête à Aix.
Un d’eux soudain, un Italien très noble, ruiné et coureur de villes d’eaux, le marquis Pimperani, lui demanda :
— Vous connaissez la princesse de Guerche ?
— Oui, je chasse et dîne même quelquefois chez elle.
— Venez donc la saluer ; elle vous invitera à la partie de campagne que nous faisons demain.
La princesse, une petite femme maigre, vêtue presque toujours d’une façon un peu masculine, de vestons de drap collés à la taille et de robes à la physionomie alerte dénonçant la femme qui marche, qui chasse et monte à cheval, causait avec Mrs. Filds, au milieu d’un groupe d’hommes serrés autour d’elles comme une escorte défensive. Quand elle aperçut Mariolle, elle lui offrit la main, amicalement, disant :
— Tiens, bonjour, Monsieur. Vous voici donc à Aix. Elle le présenta tout de suite à la belle Américaine dont le visage clair souriait toujours du même sourire sous une flambée éclatante de cheveux blonds. Ce n’était point ce nuage vaporeux dont sont auréolées certaines figures anglaises, mais une chevelure ensoleillé et lourde comme une moisson mûre de terre vierge.
Elle était célèbre dans toutes les capitales.
Ils causèrent. La princesse ne jouait jamais. Elle venait là pour regarder, en spectatrice, car elle faisait une cure sérieuse, ayant pris des rhumatismes dans les chasses à courre, au dernier automne. De très bonne maison, de très bonne compagnie, elle avait, poussé à l’extrême, le goût des chevaux et des sports. Rien que cela ne l’occupait, ne l’intéressait, ne la passionnait. Agée de trente ans environ, pas jolie, mais agréable, avec un air de garçon, des yeux bleus doux et crânes, de jolis cheveux châtains, une maigreur souple, élégante et musclée, elle aimait s’amuser, courir les bois, tuer des bêtes, donner des fêtes, tirer des feux d’artifice, monter à cheval avec des hommes, sans aucun souci apparent de la galanterie. Son mari, député d’un arrondissement de la Touraine où il possédait une demeure magnifique, la laissait fort libre et s’occupait presque exclusivement de recherches historiques.
Il avait reçu déjà deux prix de l’Académie française. Sa bibliothèque de manuscrits était citée dans le monde savant de l’Europe entière.
La princesse demandait à Mariolle :
— Venez-vous pour des douleurs ?
— Non, princesse.
— C’est donc pour vous amuser ?
— Mais oui, tout simplement.
— Cela vaut mieux. Alors, voulez-vous faire une excursion avec nous, demain, à la Chambotte ?
— Avec bonheur.
— Eh bien ! Rendez-vous à dix heures, après la cure, devant l’Hôtel des Souverains.
Il remercia, ravi de cette invitation qui le faisait entrer plus intimement dans un monde où il n’avait fait encore que pénétrer.
La petite marquise Epilati, puis la grande lady Wormsbury, une professional beauty, qui rôdaient autour des tables de jeu, risquant quelques louis de temps en temps par la main d’un ami, se rapprochèrent et s’assirent. Alors elles s’occupèrent toutes ensemble du public qui grouillait autour d’elles, des filles principalement. Les hommes nommaient, donnaient des détails à mi-voix, chuchotaient des particularités scabreuses. Une histoire de Rosalie Durdent les amusa beaucoup, et la dernière aventure de l’ainée des sœurs Delabarbe, arrivée la veille au soir dans l’hôtel, parut vraiment un peu vive, bien que le comte de Lucette l’eût admirablement contée.
Mais la princesse, qui songeait à sa santé, dit tout à coup :
— Il se fait tard. Allons prendre notre tasse de thé, puis nous rentrerons.
Elle se leva, suivie de tout son groupe, et ils passèrent dans la longue galerie vitrée entre deux parcs agrémentés de jets d’eau pendant le jour et de feux d’artifice pendant la soirée, immense café, salle à manger où déjeunent et dînent ceux qu’ennuie la table d’hôte des hôtels et qui ont de l’argent à profusion.
Là, subitement, autour des tasses où fumait le thé, une nouvelle conversation commença toute différente, familière, mondaine, sur un autre ton, une sorte de reprise de causerie interrompue, habituelle, toujours recommencée, qui semblait accuser entre ces femmes d’origines si diverses, entre ces hommes de races si disparates, la bizarre franc-maçonnerie d’une haute classe unique et sans patrie. Autour d’eux, la foule passait, grouillait, la foule vulgaire, banale, agitée, la foule des humbles et des communs, même riches et connus. Ils n’en étaient plus, eux ! Ils ne s’en occupaient plus, ne la voyaient plus. Ils venaient de rompre avec elle, de se séparer d’elle inostensiblement pour se réunir entre eux, autour d’une table de café, comme ils eussent fait dans un salon princier.
Ils parlaient d’eux à présent, des gens de leur classe, non des présents, mais des absents, Français, Russes, Italiens, Anglais, Allemands, qu’ils semblaient connaître comme des frères, comme les habitants d’un même quartier, car tous les noms prononcés, dont Mariolle ignorait la plupart, semblaient familiers à toutes les oreilles. Il les écoutait avec curiosité, un peu dépaysé au milieu d’eux, mêlé tout à coup à ce petit peuple aristocrate sans frontières, à cette élite internationale du high-life qui se connaît, se reconnaît, et se retrouve partout, à Paris, Cannes, Londres, Vienne ou Saint-Pétersbourg, caste établie par la naissance, par l’éducation, par la tradition du chic, par une même conception de la vie distinguée, aussi par des mariages, consacrée surtout par des relations de cour et des amitiés royales qui l’élèvent presque au-dessus du préjugé populaire et banal des nationalités.
Seul le petit accent d’origine qui timbre toutes ces bouches révèle qu’elles n’ont pas appris sous le même drapeau la langue qu’elles emploient suivant les villes où elles se trouvent.
La princesse et Mariolle, assis à côté d’elle, se séparèrent bientôt des autres dans un entretien particulier. Pour lui plaire il vantait ses chasses, son talent remarquable d’écuyère, son ardeur à suivre un laisser-courre. Entraînée dans sa passion, elle montrait déjà en ses yeux et en sa voix cette gentillesse spéciale des gens dont on flatte les manies ; puis ils s’entretinrent de voyages, de la mer, des montagnes, des Alpes. Les environs d’Aix furent un long motif de récits.
— L’excursion que nous faisons demain, dit-elle, est une merveille. Je ne vous la décris pas, vous la verrez. Puis, pour lui prouver qu’il venait de conquérir sa sympathie :
— Tenez, je vous prendrai dans ma voiture avec une charmante petite femme, la comtesse Mosska, une Roumaine.
Il demanda.
— Elle était tout à l’heure dans la salle de jeu, n’est-ce pas ?
— Oui, avec son père, ce vieux à moustache et à barbiche blanche.
Alors la princesse donna quelques détails sur cette jeune femme dont la beauté faisait sensation à Aix. Elle était veuve du comte Mosska, écuyer du roi, tué en duel à la suite d’une querelle de jeu. L’accident datait à peine de dix-huit mois. Depuis ce moment elle voyageait, ayant quitté Bucarest pour se remettre, disait-on, de son profond chagrin.
— Et, elle est remise ? interrogea Mariolle avec une nuance imperceptible d’ironie.
La princesse sourit, en répondant :
— Je crois que oui.
Puis elle se leva, car elle avait des habitudes régulières imposées par le régime des eaux, et, lorsqu’elle fut partie, Mariolle, à son tour, s’en alla, voulant faire un tour dans le parc avant de se mettre au lit.
Cette heure passée avec ces femmes élégantes dont le contact est doux, l’avait animé, égayé, consolé. Il sentait, à n’en point douter, que son reste de mélancolie s’évanouissait au milieu de ces gens qui l’accueillaient avec faveur, et il se mit à penser à eux comme on fait en quittant des êtres très intéressants et peu connus.
Il marcha longtemps dans les allées du parc, sous la nuit chaude, sous la nuit étouffante de cette petite ville au fond d’une vallée, qui semble une étuve pendant les mois d’été ; mais à mesure que s’écartait de lui la sensation directe des femmes qu’il venait de quitter, l’impression de solitude, retrouvée chaque soir depuis sa rupture avec Henriette, l’envahissait de nouveau. Les ténèbres lui paraissaient illimitées et la terre vide, car personne ne l’attendait plus dans sa chambre à coucher. Ainsi qu’il l’avait dit au comte de Lucette, la gaieté du matin, l’espèce d’espoir indéterminé qui s’éveille, avec nous, chaque jour, dans notre cœur, puis l’agitation de la vie et ses contacts, ses petites distractions habituelles, écartaient de lui, jusqu’au soir, l’indécis besoin de tendresse et le besoin précis de caresses entrés en lui maintenant, comme en tous ceux qui ont longtemps vécu dans une amoureuse intimité. La crise revenait à la même heure, faite de souvenirs et de désirs où se mêlait de la rancune, un recommencement de colère contre cette gueuse dont il avait souffert, dont il souffrait encore. Il se félicitait pourtant de l’avoir enfin lâchée, et se répétait comme pour s’affermir, se consoler, se convaincre qu’il ne devait pas la regretter : « Cristi, quelle chance que ce soit fini ! » Il rentra tout doucement, gagna sa chambre, se mit au lit, et, comme il était fatigué du voyage et de sa journée, il s’endormit presque tout de suite.