Même si ces centres d'échanges et ces voies commerciales sont situés aux marges orientales du royaume de France, celui-ci ne reste pas à l'écart, car Paris est devenue la ville unique qui attire marchands, visiteurs, « étudiants » de tout le royaume et du reste de l'Europe.
« Elle est assise au sein d'un vallon délicieux, au centre d'une couronne de côteaux qu'enrichissent à l'envi Cérès et Bacchus, écrit Gui de Bazoches. La Seine, ce fleuve superbe qui vient de l'Orient, y coule à pleins bords et entoure de ses deux bras une île qui est la tête, le cœur, la moelle de la ville entière. Deux faubourgs s'étendent à droite et à gauche, dont le moins grand ferait encore l'envie de bien des cités. Chacun de ces faubourgs communique avec l'île par deux ponts de pierre. Le Grand Pont, tourné au nord [...], est le théâtre d'une activité bouillonnante, d'innombrables bateaux l'entourent, remplis de marchandises et de richesses. Le Petit Pont appartient aux dialecticiens qui s'y promènent en discutant. Dans l'île, à côté du palais des Rois qui domine toute la ville, on voit le palais de la Philosophie où l'étude règne seule en souveraine, citadelle de lumière et d'immortalité. »
Entouré de forêts giboyeuses – pour le plaisir des rois et des chevaliers –, Paris acquiert ainsi une prépondérance absolue sur tout le royaume.
La ville de sainte Geneviève et de Clovis, voisine de l'abbaye de Saint-Denis, où l'abbé Suger fait construire une basilique imposante, verra bientôt se dresser le chœur de la cathédrale Notre-Dame (1163), puis sa nef (1180). Les « écoles » s'y multiplient.
Le maître Pierre Abélard s'installe sur la rive gauche, sur la montagne Sainte-Geneviève, donnant ainsi naissance à un « Quartier latin » qui est l'un des visages de la ville. Il est le premier « professeur », celui qui veut concilier foi et raison : « N'emploie jamais la contrainte pour amener ton prochain à la croyance qui est la tienne, dit-il. C'est par ses lumières seules que l'esprit humain doit se déterminer. En vain essaieras-tu d'obtenir violemment une adhésion mensongère ; la foi ne vient pas de la force mais de la raison. »
Un débat s'engage : contre Paris, contre la raison, pour la « Sainte Ignorance », la mystique, la prière, la contemplation.
Bernard de Clairvaux – saint Bernard, fondateur de l'abbaye de Clairvaux, âme de l'ordre cistercien qui sème dans tout le royaume et en Europe les « filles » de l'abbaye mère, et qui « fait » les papes –, exhorte professeurs et étudiants : « Fuyez du milieu de Babylone, fuyez et sauvez vos âmes ! » Il faut s'enfermer dans la solitude des monastères : « Vivre dans la grâce pour le présent, et attendre avec confiance l'avenir. » « Tu trouveras plus dans les forêts que dans les livres. Les bois et les pierres t'apprendront plus que n'importe quel maître. »
Cette « dispute » – c'est saint Bernard qui l'emportera ; Abélard, condamné, sera contraint de se retirer dans une dépendance de l'abbaye de Cluny – fait de Paris le centre intellectuel non seulement du royaume de France, mais de l'ensemble de l'Europe chrétienne. Dès ce xiie siècle, Paris est bien cette cité de lumière et d'immortalité qu'elle demeurera au fil du temps.
Mais, en fait, c'est tout le royaume de France qui devient le lieu où s'élaborent les idées, les controverses, les tendances, les formes qui vont ensuite se répandre d'un bout à l'autre de l'Europe chrétienne.
La France est un creuset. Elle concentre, elle transmute, elle invente, elle diffuse, elle rayonne.
Les abbayes cisterciennes essaiment à partir de Cîteaux et de Clairvaux dans toute l'Europe.
« Regardez les arbres de la forêt, dit saint Bernard. Notre ordre cistercien est comme le plus puissant d'entre eux. Il y a le tronc, c'est notre abbaye de Cîteaux, et quatre branches maîtresses, les premières filles : Morimond, La Ferté, Pontigny, Clairvaux. Chacune d'elles, dont Clairvaux la plus puissante, a donné à son tour naissance à d'autres. L'ordre est comme un arbre qui se ramifie ; de chaque branche surgit un nouveau rameau et toutes montent, verticales, vers le ciel. »
C'est saint Bernard qui, au concile de Troyes, en 1129, rédige les règles des Templiers, ces chevaliers chargés de la défense des pèlerins en Terre sainte.
Ils sont des moines-soldats qui ne craignent ni de pécher en tuant des ennemis, ni de se trouver en danger d'être tués eux-mêmes. C'est pour le Christ, en effet, qu'ils donnent la mort ou qu'ils la reçoivent ; ils ne commettent ainsi aucun crime et méritent une gloire surabondante. S'ils tuent, c'est pour le Christ ; s'ils meurent, le Christ est en eux.
C'est saint Bernard encore qui, en Aquitaine, tente d'empêcher que se développe l'hérésie cathare qui voit des chrétiens rechercher la « perfection », entrer en contact direct – sans l'intermédiaire de l'Église – avec le Christ. Ils conçoivent la vie comme une lutte implacable entre le Bien et le Mal. Eux veulent être des « Parfaits ».
Ainsi, c'est sur la terre du royaume de France que naissent aussi bien les orientations majeures de l'Église que les hérésies.
Et c'est encore saint Bernard qui prêche la croisade à Vézelay en 1146 : « « Dieu le veut, et son souverain pontife sur cette terre nous le commande : emparons-nous pour toujours du Saint-Sépulcre ! »
Le pape Eugène III a été moine cistercien, et le roi Louis VII rejoint les croisés, laissant la régence du royaume à l'abbé de Saint-Denis, Suger.
Le royaume de France est bien le lieu d'où partent, en ce xiie siècle, les impulsions qui orientent le destin de la chrétienté.
Le royaume a été le berceau de l'art cistercien aux fortes colonnes, aux voûtes puissantes, à l'austérité de la pierre nue, et chaque abbaye en Europe se modèle sur celles de Sénanque ou du Thoronet.
Et, de même, c'est en Ile-de-France, à Sens (1140), à Chartres (1145-1155), à Senlis (1155), à Noyon (1151), à Laon (1155-1160), à Paris (1163-1180), que les cathédrales « gothiques », avec leur croisées d'ogives, leurs vitraux, leurs nefs inondées de lumière, lancent leurs flèches verticales vers le ciel.
Le xiie siècle voit ainsi l'âme française être l'une des sources prééminentes de l'Europe.
C'est l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, qui réunit autour de lui des chrétiens espagnols qui ont vécu sous la domination musulmane. En ces temps de croisade, il veut entreprendre la traduction du Coran.
« Qu'on donne, écrit-il, à l'erreur mahométane le nom honteux d'hérésie ou celui, infâme, de paganisme. Il faut agir contre elle, c'est-à-dire écrire. »
Il ajoute : « Pour que la fidélité de la traduction soit entière et qu'aucune erreur ne vienne fausser la plénitude de notre compréhension, aux traducteurs chrétiens j'en ai adjoint un, sarrasin. »
Le royaume de France est ainsi à l'avant-garde : c'est sur son sol que la raison et la connaissance sont au travail et que l'âme française se nourrit de cette ouverture aux autres, afin de comprendre ce « qui a permis à ce poison mortel d'infester plus de la moitié du globe ».
Au xiie siècle, le royaume de France est celui du mouvement, du débat intellectuel, du changement. Ce climat modifie les habitudes, les comportements.
La femme, oubliée du monde féodal du xie siècle, est redécouverte en même temps que se répand le culte de Notre Dame, de sainte Madeleine.
C'est dans le sud de la France, en Guyenne, en Gascogne, qu'on commence à la chanter, à dresser pour elle les autels de l'amour courtois qu'exaltent les troubadours.
La reine Aliénor d'Aquitaine, un temps épouse de Louis VII (de 1137 à 1152), encourage cette évolution, en même temps que son remariage avec Henri Plantagenêt – qui est à la tête d'un domaine angevin et roi d'Angleterre – représente une menace pour le royaume de France.