Sur ses flancs ouest et sud, la présence « anglaise » obscurcit l'avenir.
Mais Louis VII, tout en proclamant la « paix du roi » pour dix ans dans tout le royaume (1155), ne cède rien aux Plantagenêts.
C'est que s'est lentement affirmé un « amour de la France » comme germe du patriotisme, comme l'un des traits majeurs de l'âme du royaume.
À la fin du xie siècle, un clerc d'Avranches a composé la première chanson de geste, 4 002 vers dans une langue qui se dégage du latin à la façon dont se brise la coquille d'un œuf.
En vers de dix pieds, le clerc raconte l'histoire du neveu de Charlemagne qui commandait l'arrière-garde de l'empereur et qui tombe, le 15 août 778, dans une embuscade tendue par les Basques – alliés des Sarrasins – à Roncevaux.
Cette Chanson de Roland évoque le chevalier blessé qui se soucie de ne pas laisser son glaive entre des mains ennemies.
Puisse jamais ne t'avoir un homme capable de couardise
Dieu, ne permettez pas que la France ait cette honte !
Et le poète d'ajouter :
Il vaut mieux mourir
À honneur qu'à honte vivre...
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Que jamais de France ne sorte
La gloire qui s'y est arrêtée.
Et le « comte Roland, étendu sous un pin, la face tournée vers l'Espagne, sent que la mort l'envahit : de la tête elle gagne le cœur... Il se met à se resouvenir de bien des choses, de toutes les terres qu'il a conquises, de la douce France »...
Le royaume de France n'est plus seulement le domaine personnel des Capétiens.
Il est la « douce France », qui appartient à tous ceux, chevaliers, clercs, poètes, manants, qui la peuplent et qui l'aiment.
Tous font vivre et se partagent l'âme de cette « douce France ».
11.
Le roi Philippe Auguste, qui hérite à la mort de son père Louis VII de la « douce France », et qui va régner d'un siècle à l'autre (1180-1223), quarante-trois ans, ne veut plus se nommer « roi des Francs », comme c'était encore l'usage pour les premiers Capétiens.
Il est le « roi de France ».
Et ce changement de titulature dit son ambition, la conscience qu'il a de n'être plus seulement le suzerain de grands vassaux, le maître d'un domaine royal, mais celui de tout un peuple qui commence à faire « nation ».
Le chanoine de Saint-Martin de Tours qui brosse son portrait écrit : « Beau et bien bâti, chauve, d'un visage respirant la joie de vivre, le teint rubicond, il aimait le vin et la bonne chère, et il était porté sur les femmes. Généreux envers ses amis, il convoitait les biens des adversaires et il était très expert dans l'art de l'intrigue... Il réprimait la malignité des Grands du royaume et provoquait leurs discordes, mais il ne mit jamais à mort nul qui fût en prison. Recourant au conseil des humbles, il n'éprouvait de haine pour personne, sinon un court moment, et il se montra le dompteur des superbes, le défenseur de l'Église et le nourrisseur des pauvres. »
Sur le socle construit par ses prédécesseurs, il bâtit un État. Et tout au long de son règne prolongé par celui de son fils Louis VIII (1223-1226), avec l'aide de ses baillis, de ses prévôts, de ses sénéchaux, il agglomère autour du domaine royal de nouveaux territoires. Il domine les grands vassaux de la Flandre, de la Champagne, de la Bourgogne. Au mitan du xiiie siècle, le royaume aura atteint la Manche, l'Atlantique et la Méditerranée.
C'est la France, et le pape Innocent III reconnaît qu'aucune autre autorité temporelle en ce monde n'est supérieure à celle de son roi.
Ainsi, en ces cinquante années qui terminent le xiie siècle et commencent le xiiie, la France s'est-elle imposée comme la grande puissance continentale.
Elle est riche d'hommes, chevaliers, marchands, paysans. Elle a les fleuves et les routes pour le transport des marchandises qui vont et viennent du sud au nord. Le roi lève les impôts, et, quand il le juge bon, il pressure, menace, expulse, rouvre ses portes aux juifs, manieurs et prêteurs d'argent. C'est le commandeur de l'ordre du Temple, Aimard, qui gère la trésorerie du roi. Les Templiers, présents en Terre sainte et dans toute l'Europe, assurent les transferts de fonds. On tient des comptes précis. On dispose d'archives. Une administration se met ainsi en place à Paris.
C'est la plus grande ville d'Occident (50 000 habitants). Philippe Auguste la protège par une enceinte fortifiée. Deux grandes voies pavées – Saint-Martin et Saint-Denis – la parcourent sur la rive droite de la Seine. La rue Saint-Jacques, reprenant le tracé de la voie romaine, gravit sur la rive gauche la montage Sainte-Geneviève. La ville s'étend. Les vignes reculent. L'Université conquiert des privilèges (1215), un statut qui, entre le pape et le roi, lui assurent son indépendance.
Paris révèle la puissance du roi. Dans la tour du Louvre, on enferme les trésors et les prisonniers. Dans le donjon du Temple, on entasse les coffres emplis d'argent. Qui douterait que le souverain qui dispose d'une telle capitale ne soit le plus grand ? Il peut acheter des alliés, corrompre des adversaires, garder sur pied une armée de deux à trois mille hommes, noyau autour duquel s'agrègent, en cas de besoin, des mercenaires, des routiers, des soudards, des « cotteraux » qui ne sont plus des chevaliers, mais des hommes d'armes aguerris, sergents et arbalétriers montés, fantassins.
Ainsi se constitue un pouvoir d'État disposant d'une administration, avec ses hommes et ses rouages, d'une « diplomatie », d'une force militaire capable de briser les résistances que peut rencontrer le roi de France dans ses désirs de conquête.
Le pape lui-même est contraint de composer avec ce souverain.
Quand il prononce en 1198 l'interdit du royaume pour punir Philippe Auguste d'avoir voulu répudier son épouse, cette sanction, qui prive tout un peuple des sacrements, est de peu d'effet. Le pape doit négocier, lever l'interdit (1200).
La puissance capétienne peut ainsi se déployer, et le royaume de France, se dilater jusqu'aux rives des mers qui bordent l'Hexagone.
C'est une longue entreprise où les alliances, les guerres, les trêves, les mariages, s'entremêlent.
L'avancée capétienne se fait en direction de la Flandre, au nord.
Elle vise le Languedoc et le comté de Toulouse au sud, là où, malgré les prêches des Cisterciens et des Dominicains – ordre créé en 1215 –, l'hérésie cathare s'est enracinée.
À l'ouest (de la Normandie à la Guyenne, de la Seine à la Loire et à la Garonne), le roi de France se heurte au roi d'Angleterre Henri II Plantagenêt et à ses fils Richard et Jean.
À l'est, il lui faut se mesurer à l'empire germanique d'Otton IV.
C'est encore et toujours la situation géopolitique de la France qui suscite les convoitises de l'Angleterre et de l'Allemagne, parce qu'elle est un môle qui peut empêcher la domination ou de l'Anglais ou du Germain.
L'âme de la France se forge dans ces confrontations qui, pacifiques ou guerrières, naissent de la situation géographique et des intérêts contradictoires qu'elle génère. Dans ces quatre directions – nord, ouest, est, sud –, en un demi-siècle, le roi de France l'emporte.
L'Artois, le Valois, le Vermandois, l'Amiénois, sont acquis par le mariage avec Isabelle de Hainaut, qui descend en ligne directe des Carolingiens.
Et le Capétien peut ainsi se présenter en héritier de l'empereur Charlemagne.
À l'ouest, il faut briser la puissance anglo-angevine et aquitaine, lutter contre Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre. La mort de Richard en 1199 facilite la tâche. Mais la guerre – avec des intervalles de paix – dure près de vingt ans. Combats difficiles, impitoyables. Ce ne sont plus seulement des chevaliers qui s'affrontent dans une guerre « réglée », mais des « routiers », des « soudards », des « cottereaux », des mercenaires qui égorgent les prisonniers. Les forts construits par les Anglo-Aquitains sont conquis (ainsi, en 1204, Château-Gaillard, censé protéger Rouen).