Jean sans Terre et ses troupes sont mis en fuite à La Roche-aux-Moines, le 2 juillet 1214.
La Normandie, l'Anjou et la Touraine passent aux mains du roi de France.
Année et mois de victoire ! Au nord, vingt-cinq jours plus tard, le dimanche 27 juillet 1214, à Bouvines, les troupes de Philippe Auguste écrasent celles d'une coalition regroupant l'empereur Otton IV, Jean sans Terre et de grands féodaux.
Ce dimanche de Bouvines est le jour de l'irruption éclatante de la nation. Les chroniqueurs exaltent les « fils de France » « à la bouillante valeur » qui « n'hésitent jamais à braver toute sorte de dangers ».
En face d'eux, il y a « ces fils d'Angleterre que les plaisirs de la débauche et les dons de Bacchus attachent avec plus de charmes que les présents de Mars ». Il y a surtout les « Teutons ».
D'un côté, des combattants « issus de parents français » (« Vous, enfants de la Gaule, vous combattez toujours à cheval ! »), de l'autre, les Germains sont des fantassins redoutables mais sans noblesse de cœur !
L'âme française se trempe à Bouvines en s'opposant, en construisant un mythe, en célébrant une victoire qui n'est plus seulement celle du roi, mais celle de tout un peuple : « Dans tout le royaume, on n'entend partout qu'un applaudissement ; toute condition, toute fortune, toute profession, tout sexe, tout âge chantent les mêmes rythmes d'allégresse... Les innombrables danses des gens du peuple, les chants suaves des clercs, les sanctuaires parés au-dedans comme au-dehors, les rues, les maisons, les routes, dans tous les villages et dans toutes les villes, tendues de courtines et d'étoles de soie, tapissées de fleurs, d'herbe et de feuillage vert... Ceci se passa sur la route jusqu'à ce qu'on fût arrivé à Paris. Les bourgeois parisiens et par-dessus tout la multitude des étudiants, le clergé et le peuple allaient au-devant du roi, chantant des hymnes et des cantiques... Durant toute la nuit, les cierges ne cessent de briller dans les mains de tout le monde, chassant les ténèbres, de telle sorte que la nuit, se trouvant subitement transformée en jour et resplendissant de tant d'éclats et de lumières, dit aux étoiles et à la lune : Je ne vous dois rien ! Tant le seul amour du roi portait les peuples à se livrer aux transports de leur joie dans tous les villages... »
L'âme de la France naît de cette représentation d'un peuple uni autour de son souverain, de cette fusion de tous et de cette ville capitale, Paris, qui l'exprime.
Ce mouvement magnifié – rêvé pour une bonne part – renforce le pouvoir royal.
Le roi soutient les seigneurs et les moines cisterciens qui ont conduit la croisade contre les terres et les villes opulentes du Languedoc, ces populations converties à l'hérésie cathare.
Simon de Montfort et l'abbé de Cîteaux, Amalric, organisent la conquête, massacrent et pillent (sac de Béziers en 1209).
Le roi d'Aragon, venu au secours de Raymond VI de Toulouse, son vassal, est battu à Muret (1213). Louis, le fils de Philippe Auguste, cueille ces territoires et massacre à son tour (Marmande, 1218).
Roi en 1223, il apportera au royaume de France le Poitou et la Saintonge, La Rochelle et Avignon.
Le royaume de France atteint désormais la Méditerranée.
Le Nord a conquis les peuples du Sud.
En 1244, l'hérésie cathare brûle avec Montségur.
L'âme de la France se nourrit aussi de la cruelle violence de l'État.
Le peuple de France – et d'abord celui du Sud – ne l'oubliera pas.
12.
L'enfant de douze ans qui, en 1226, devient le roi Louis IX, sait que son royaume de France est, avec ses 13 millions d'habitants, le plus peuplé, le plus puissant, le plus riche, le plus influent de la chrétienté.
Il a vu son grand-père Philippe Auguste et son père Louis VIII gouverner, repousser et vaincre les Anglais et les Impériaux.
Il est entouré de leurs conseillers, de leurs évêques, de leurs chapelains, et sa mère Blanche de Castille exerce la régence avec autorité.
L'État, avec ses agents, sa monnaie, ses prévôts – le plus important est celui de Paris, qui siège au Châtelet –, a déjà sa vie propre, même quand le roi est un enfant ou bien quand, plus tard, en 1249, Louis IX partira en croisade, sera fait prisonnier et restera hors de France pendant près de cinq années.
Louis dira à ses proches, conseillers, laïques et clercs : « Gardez-vous de croire que le salut de l'Église et de l'État réside en ma personne. Vous êtes vous-mêmes l'État et l'Église ! »
Humilité d'un souverain qui veut être l'incarnation du roi chrétien idéal et qui, promulguant une Grande Ordonnance (1254), déclare :
« Du devoir de la royale puissance nous voulons moult de cœur la paix et le repos de nos sujets... et avons grande indignation encontre ceux qui injures leur font et qui ont envie de leur paix et leur tranquillité. »
Au fur et à mesure que son règne se déroule – il durera quarante-quatre ans, de 1226 à 1270, faisant de ce xiiie siècle le siècle de Saint Louis, puisque Louis IX est canonisé en 1297 par le pape Boniface VIII –, sa grande et maigre silhouette semble s'affiner encore dans une austérité mystique, comme s'il voulait mieux exprimer l'essence de la monarchie française, chrétienne en son principe fondateur.
« Le Roi, dit Joinville, son conseiller et biographe, se maintint si dévotement que jamais plus il ne porta ni vair ni petit-gris, ni écarlate, ni étriers ou éperons dorés. Ses vêtements étaient de camelin ou de drap bleu-noir. Les fourrures de ses couvertures et de ses robes étaient de peaux de daims ou de pattes de lièvres. Il était si sobre qu'il ne choisissait jamais sa nourriture. »
Ainsi, dans l'âme française, le souverain, déjà placé au-dessus des hommes par le sacre, devient-il aussi l'homme qui doit – au-delà de la politique qu'il mène – incarner la piété, le souci de la justice et de la paix pour ses sujets.
Il n'est pas seulement respecté, vénéré ou craint. Il est aimé pour ses vertus. Il est « saint » avant même d'être canonisé.
Et quand, en 1228, le jeune roi de quatorze ans, pour éviter d'être enlevé par des grands qui veulent ainsi prendre barre sur lui, se réfugie, rentrant d'Orléans, derrière l'enceinte fortifiée de Montlhéry, les milices communales de Paris et d'Ile-de-France, les chevaliers du domaine royal, le délivrent, et le peuple en cortège lui souhaite longue vie en le reconduisant dans sa capitale, Paris.
La vie exemplaire de Louis IX, l'amour de son peuple, le rayonnement de Paris, la puissance de l'État, tout concourt alors à faire du royaume de France et de son roi les acteurs majeurs de la chrétienté.
C'est dans cette source rayonnante du xiiie siècle que s'épanouit l'âme de la France en sa singularité.
Il y a en effet une exception française qui s'affirme au xiiie siècle.
La vigueur et l'attrait de l'université parisienne – qui compte 5 000 étudiants, et Thomas d'Aquin est l'un d'eux –, de celles de Montpellier, de Toulouse, d'Orléans, d'Angers, font de la France le centre intellectuel de la chrétienté. Chaque « nation » d'Europe fonde son collège sur la montagne Sainte-Geneviève. En 1257, le chapelain de Louis IX, Robert de Sorbon, crée un collège destiné aux clercs séculiers, boursiers. Ces étudiants veulent voir confirmer leur autonomie universitaire. Ils cessent de suivre leurs cours (1299) et obtiennent qu'un droit de grève leur soit reconnu. Le pape garantit ces droits.
Dans le royaume de France, joyau de la chrétienté, le nombre de cardinaux passe de deux à huit. Mesure de l'influence de la France, le pape Urbain IV, élu en 1261, est un Champenois, et en 1265 c'est un Provençal, conseiller de Louis IX, qui devient pape sous le nom de Clément IV.