Cependant, le souverain de France – le roi aux fleurs de lis, emblème peut-être lié au culte marial – ne s'interdit pas de résister aux pressions de la papauté.
Une fusion intime s'opère néanmoins entre l'Église et la monarchie française.
L'abbaye du Mont-Saint-Michel, le monastère de Royaumont, l'abbaye de Maubuisson et la Sainte-Chapelle – qui contient les reliques de la Passion, un morceau de la vraie croix et la couronne du Christ – témoignent de la volonté du roi – il suscite les initiatives, finance les travaux – d'élever des chefs-d'œuvre à la gloire du Christ.
Les dernières flèches des cathédrales se dressent, et le sourire de Reims, et le Bon Dieu d'Amiens, expriment dans la pierre la foi de toute une société que magnifie la piété du roi.
Celui-ci part pour la Terre sainte. Son long emprisonnement en Orient (de 1249 à 1254) exalte sa foi. Après sa libération, lors de son débarquement à Hyères, il s'entretient avec un moine cordelier qui lui dit : « Or prenne garde le roi, puisqu'il va en France, à faire si bien justice à son peuple qu'il en conserve l'amour de Dieu et que Dieu ne lui ôte pas, pour la vie, le royaume de France. »
On saisit le lien – au xiiie siècle, c'est une spécificité française – entre la foi exigeante et les mesures que le monarque met en œuvre. Il se veut Rex Pacificus, signant des traités avec le roi d'Aragon Jean Ier ou le roi d'Angleterre Henri III. Il n'utilise pas la puissance du royaume pour imposer par la guerre ses solutions.
De même, ses Grandes Ordonnances veillent à ce que les pouvoirs s'exercent avec équité. Le chêne de Vincennes, au pied duquel le roi rend la justice, en est le symbole.
Il vise à une politique « vertueuse ».
Il dit dans l'ordonnance de 1254 : « Que tous nos baillis, vicomtes, prévôts, maires et tous autres, en quelque affaire que ce soit, fassent serment qu'ils feront droit à chacun sans exception de personne, aussi bien aux pauvres qu'aux riches et à l'étranger qu'à l'homme du pays ; et ils garderont les us et coutumes qui sont bons et éprouvés, [sinon] qu'ils en soient punis en leurs biens et en leurs personnes si le méfait le requiert. »
Oui, exception française, au xiiie siècle, que cette moralisation de l'action politique !
Cette volonté est fondée sur la foi, sur le refus du péché et sur la crainte du blasphème qui habitent Louis IX.
« Vous devez savoir qu'il n'y a pas de lèpre aussi laide que d'être en péché mortel, dit-il. Je vous prie de préférer que toutes les infortunes arrivent à votre corps, lèpre ou toute autre maladie, plutôt que le péché mortel advienne à votre âme. »
Mais alors, il faut poursuivre ceux qui sont en état de péché.
D'abord les hérétiques (massacre des cathares à Montségur), et le royaume de France sera terre d'Inquisition.
On enterre vivant. On brûle (en mai 1239, dix-huit hérétiques sont voués aux flammes au Mont-Aimé, en Champagne). En 1242, dans un grand autodafé, on brûle vingt charretées de livres talmudiques.
Il faut que « tous les juifs vivent du labeur de leurs mains ou des autres besognes qui ne comportent pas d'usure ». En 1269, on exige qu'ils portent sur leurs vêtements un signe permettant de les reconnaître. On les dénonce parce qu'ils « font circuler sous le nom de Talmud des livres emplis de blasphèmes et d'injures contre le Christ, la Vierge, les chrétiens et Dieu même ».
Certes, Lombards, Cahorsins, chrétiens qui se livrent à l'usure, sont condamnés eux-mêmes au bannissement. Mais l'antijudaïsme chrétien de Louis IX est un fait. Et il pénètre l'âme française avec d'autant plus de virulence que le roi et son royaume sont l'expression la plus achevée – et les modèles – de la chrétienté.
Louis IX est déjà le Roi Très-Chrétien quand, en 1270, il embarque une seconde fois à Aigues-Mortes – port qu'il a fait construire – pour la Terre sainte.
Il s'arrêtera à Tunis et y mourra le 25 août 1270 après avoir vu s'éteindre son fils cadet. Et c'est son aîné, Philippe III le Hardi, qui lui succédera.
Cette mort en croisé fait de lui une figure sacrée de la chrétienté, l'image pieuse de ce royaume qui a vu aussi l'épanouissement de l'art gothique, la gloire de l'université de Paris, le prestige de la langue française illustrée par un Jean de Meung – deuxième partie du Roman de la Rose – et les œuvres de Rutebeuf – Renart le Bestourné.
Quelques années avant de se croiser (en 1267), Louis IX avait voulu procéder à la réorganisation de la basilique de Saint-Denis afin qu'on pût lire dans l'agencement des tombeaux l'histoire de la dynastie du royaume de France.
Ce nouvel ordonnancement, cette réécriture de l'histoire, plaçant dans la partie sud de la nef les Mérovingiens et les Carolingiens, au nord les Capétiens, et, entre ces deux rangées, Philippe Auguste et Louis VIII, qui appartenaient aux deux lignées – ils descendaient à la fois, affirmaient les généalogistes, de Charlemagne et d'Hugues Capet –, étaient une manière d'incarner la glorieuse continuité de la royauté française.
Ces gisants conduisent à Louis IX, dont la sainteté exprime l'essence de ce royaume.
L'âme de la France en reçoit la grâce.
Louis est saint.
« Mais, dit son chroniqueur Joinville, on n'en fit pas assez quand on ne le mit pas au nombre des martyrs pour les grandes peines qu'il souffrit au pèlerinage de la Croix, et aussi parce qu'il suivit Notre Seigneur dans le haut fait de la Croix. Car si Dieu mourut sur la Croix, il fit de même, car il était croisé quand il mourut à Tunis. »
Le roi de France n'est pas seulement saint, mais martyr.
Comment certains n'imagineraient-ils pas, après un tel apogée, que la France est promise à un destin exceptionnel, qu'elle est une nation sainte ?
« J'ai d'instinct l'impression que la Providence l'a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires », écrira de Gaulle.
13.
Saint Louis, le roi martyr, le Roi Christ, aura régné quarante-quatre années. À eux tous, ses cinq successeurs – les derniers Capétiens en ligne directe – n'auront, de 1270 à 1328, gouverné le royaume de France que durant cinquante-huit ans.
Mais c'est comme si peu importaient désormais la durée de chaque règne, et même la personnalité de chacun des souverains. Il y a pourtant bien des différences entre le fils de Saint Louis, Philippe III le Hardi – qui règne quinze ans : 1270-1285 –, son petit-fils Philippe IV le Bel (1285-1314 : vingt-neuf ans de règne), et les fils de ce dernier, Louis X le Hutin (1314-1316), Philippe V le Long (1316-1322) et Charles IV le Bel (1322-1328), auquel succédera Philippe de Valois.
Ce que Saint Louis a légué, c'est l'idée que la royauté française est au-dessus de tout.
« Dans toute la chrétienté, le roi de France n'a jamais d'égal », dit un chroniqueur italien.
La couronne royale transcende toutes les circonstances, toutes les personnalités. La canonisation de Louis IX a exalté le sacre qui déjà plaçait le souverain au-dessus des simples mortels.
Les rois de France sont de la lignée d'un saint.
« Grand déshonneur à ceux de son lignage qui voudront mal faire, dit Joinville, car on les montrera du doigt et on dira que le Saint Roi dont ils sont issus eût répugné à faire une telle méchanceté. »
En fait, le grand manteau bleu à fleurs de lis d'or de Saint Louis les protège.
Ils font de son corps, qu'ils fractionnent, des reliques.
En présence de Philippe le Bel, les ossements de Saint Louis sont placés en 1298 dans une châsse d'or derrière l'autel de l'abbaye de Saint-Denis. En 1306, Philippe le Bel obtiendra que la tête du Saint Roi soit transférée à la Sainte-Chapelle. Mais on laissera le menton, la mâchoire et les dents aux moines de Saint-Denis.