Le roi vénère les reliques de Saint Louis et n'a de comptes à rendre qu'à Dieu.
Vicaire du Christ, il est à l'abri de toute critique.
Son « absolutisme » croît parce que l'État qui se construit est plus efficace, donc plus redoutable.
Au moment où, en 1328, un Valois succède aux Capétiens, l'âme de la France, la tradition nationale, conjuguent dès ces xiiie et xive siècles la cruauté et la sainteté, tendances contradictoires et complémentaires.
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LE ROYAUME DÉVASTÉ ET RENAISSANT
1328-1515
14.
Le ciel s'obscurcit vite au-dessus du royaume de France lorsque meurt en 1314 Philippe IV le Bel.
Pourtant, la France est l'État le plus peuplé, le plus riche, le plus puissant de la chrétienté.
Aucune autorité temporelle, pas plus un autre roi que l'empereur germanique, ne peut imposer sa loi au roi de France, souverain de la fille aînée de l'Église.
Le pape lui-même n'y parvient pas.
Un Capétien est maître comme Dieu en son royaume.
Et il n'est pas une seule ville qui puisse rivaliser avec sa capitale.
Paris est la ville des étudiants et des clercs, des bourgeois, des marchands, des maîtres de métier et des théologiens.
Tous ceux qui pensent et écrivent en Europe – donc tous ceux qui prient – rêvent de séjourner quelques années à l'ombre de Notre-Dame et sur les pentes de la montagne Sainte-Geneviève, dans ce Quartier latin où l'on étudie et ripaille.
Et cependant l'orage approche, dont on entend les grondements. Aucun des trois fils de Philippe IV le Bel n'a eu de descendant mâle. Seule la fille du roi, Isabelle, a donné naissance à un fils ; mais il a été couronné roi d'Angleterre.
Cet Édouard III possède les terres immenses de Guyenne. Il est le descendant lointain de Henri Plantagenêt, l'Angevin, duc de Normandie, qui, en 1154, avait épousé Aliénor d'Aquitaine, devenant ainsi le grand vassal du roi de France, et roi d'Angleterre pouvant prétendre à la couronne à Paris.
Mais les légistes français argumentent. Ils sont déjà imprégnés de ce sentiment national qu'on a vu sourdre au xiiie siècle. Les barons, les princes, ne veulent pas, eux non plus, être soumis à l'Anglais.
Certes, dans les vignobles, sur les quais du port de Bordeaux, là où l'on charge dans les navires les barriques à destination de l'Angleterre, on soutient la prétention d'Édouard à être aussi roi de France, puisqu'il est le fils de la fille de Philippe IV le Bel.
Les légistes contestent la valeur de cette ascendance : « Mais, écrivent-ils, si le fils d'Isabelle avait quelque droit à alléguer, il tenait ce droit de sa mère ; or, à cause de son sexe, sa mère n'avait aucun droit. Il en allait donc de même du fils. »
Le moine chroniqueur ajoute : « Les Français n'admettaient pas sans émotion l'idée d'être assujettis à l'Angleterre. »
On va donc sacrer à Reims, le 29 mai 1328, le comte de Valois, fils d'un des frères de Philippe IV le Bel. Et à sa mort, en 1350, lui succédera son fils, Jean le Bon.
La chaîne dynastique des Valois va se dérouler durant deux siècles et demi.
Mais qui peut croire qu'Édouard III acceptera, lui, roi d'Angleterre, d'être le vassal du roi de France alors qu'il se sent par le sang plus proche de Philippe le Bel que ce Valois sacré à Reims, célébré dans sa Cour, la plus brillante de la chrétienté ?
Qui peut croire qu'il ne trouvera pas d'alliés parmi ces barons et ces princes, français, certes, mais demeurés des féodaux que le poids d'une administration royale commence à irriter ? Ils se veulent vassaux, mais non sujets.
L'un d'eux, Charles de Navarre – Charles le Mauvais –, fils d'une petite-fille de Philippe le Bel, descend directement du roi capétien. Il faudra bien compter avec lui, qui possède Normandie, Picardie, Flandre, Champagne, Lorraine !
Et puisque s'exacerbent au sommet du royaume de telles rivalités, comment ces bourgeois de Paris, ces riches marchands que le fisc royal s'évertue à pressurer, ne joueraient-ils pas leur partie, se servant de l'un ou l'autre prétendant et des querelles entre rois pour acquérir puissance et influence ?
Ainsi s'annonce le temps des conflits, d'une guerre qui peut durer cent ans.
Il suffit de quelques années pour que le beau, le grand, le saint royaume de France soit dévasté.
Nul ne saurait l'envisager quand, après le sacre de Reims, Philippe VI de Valois préside, après avoir touché les écrouelles, les réjouissances. On y dévore 82 bœufs, 85 veaux, 289 moutons, 78 porcs, 13 chevaux ; on y met en perce des centaines de tonneaux de vin.
Trois mois plus tard, en août 1328, Philippe VI rétablit l'ordre dans les Flandres, terre de l'un de ses vassaux, et au mont Cassel, guidés par le roi, les chevaliers français, à coups d'estoc et de taille, massacrent les milices piétonnes des villes flamandes toujours rétives.
Point de quartier pour ces gens du commun, ces ouvriers tisserands !
Les barons et jusqu'à Édouard III sont enchantés de ce souverain de France, chevalier courageux, fidèle à l'ordre aristocratique.
En fait, cette victoire sur les « ongles bleus » flamands, cette tuerie de gueux qui, un temps, semble recréer l'unité de la chevalerie contre les marchands, les artisans, les ouvriers, les villes, ne peut effacer les contradictions.
Les rivalités entre grands, entre monarques, sont trop fortes, et, derrière elles, se profile le conflit entre deux nations qui s'affirment : la France et l'Angleterre.
Il suffit d'une dizaine d'années (1337-1347) pour que la guerre devienne la gangrène de ce xive siècle. Elle le sera pour « cent ans ».
Philippe VI a voulu s'emparer de la Guyenne. Édouard évoque avec mépris un « soi-disant roi de France ». La flotte anglaise détruit la française, censée transporter les troupes pour l'invasion de l'Angleterre (bataille de L'Écluse, 24 juin 1340). À Crécy (26 août 1346), les archers anglais déciment la chevalerie française. Et le 4 août 1347, les bourgeois de Calais livrent les clés de leur ville à l'Anglais, qui s'en empare pour deux siècles.
Ainsi, un conflit aux origines dynastiques et féodales se transforme en guerre entre nations, chacune d'elles gardant la cicatrice de ces premiers affrontements qu'a suscités une naissance commune.
Le Français est le cousin de l'Anglais, et l'un et l'autre sont les plus anciens ennemis.
L'Anglais affirme sa supériorité militaire. Il détruit la flotte d'invasion – naissance d'une tradition ! Il tue méthodiquement les chevaliers français qui combattent comme autrefois et que le « soldat » anglais perce de ses flèches ou égorge au coutelas.
Face à l'Anglais, l'âme française éprouve un sentiment d'admiration et d'impuissance. Les Anglais l'emportent toujours. Après la mort de Philippe VI, en 1350, c'est son fils Jean le Bon qui, avec ses chevaliers, est battu à Poitiers en 1356, fait prisonnier, gardé à Londres, délivré contre forte rançon. Par le traité de Brétigny-Calais en 1360, il sera contraint d'abandonner à l'Anglais plus du tiers de son royaume avant d'aller mourir à Londres, où – noble chevalier – il est allé remplacer l'un de ses fils prisonnier, qui s'était enfui.
En dépit de la prise de possession par Philippe VI du Dauphiné (1343), de Montpellier (1349), puis de l'affirmation de la suzeraineté royale sur la Bourgogne, ce milieu du xive est, pour le royaume de France, un abîme où il s'enfonce.
Pour la toute jeune nation, c'est l'un de ces « malheurs exemplaires » qui blessent son âme et vont se répéter tout au long de son histoire.
Car le sol du royaume de France n'est pas seulement jonché des corps des chevaliers percés de flèches ou égorgés par les archers et les « routiers » anglais à Crécy puis à Poitiers. Les dix ans – 1346-1356 – qui séparent les deux défaites françaises voient s'amonceler les cadavres.