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Il protège ainsi sa résidence de l'hôtel Saint-Paul, immense bâtiment qui possède sept jardins, une ménagerie, une volière, un aquarium. Il poursuit la construction du donjon de Vincennes et commence à ériger, à la porte Saint-Antoine, une Bastille qui comportera huit donjons reliés par un mur de vingt-quatre mètres de hauteur.

Aucune ville chrétienne ne recèle une telle forteresse. Mais Paris n'est-elle pas la plus grande ville de la chrétienté ?

Ainsi, tout au long du règne de Charles V (1364-1380), se dessine et se précise dans l'âme française le modèle du « bon souverain », lettré (on dira de Charles V qu'il est « le Sage »), entouré de conseillers dévoués – savants eux-mêmes –, prudent mais courageux défenseur du royaume, soucieux du bien commun, et, comme l'écrit sa biographe Christine de Pisan, fille d'un médecin conseiller du roi, « désireux de garder et maintenir, et donner exemple à ses successeurs à venir que par solennel ordre doit se tenir et mener le très digne degré de la haute couronne de France ».

Roi administrateur veillant à la bonne gestion du royaume, il promulgue de Grandes Ordonnances afin d'organiser sa succession – son fils Charles n'a que douze ans en 1380 – en créant un conseil de régence, mais est tout aussi préoccupé de veiller au sort de la forêt française, cette richesse du royaume dont une ordonnance, à compter de 1376, fixe les règles d'exploitation.

Ce souverain-là sait écouter son peuple.

Quand des émeutes urbaines – à Montpellier, notamment – et des jacqueries – celles des tuchins qui se mettent sur la touche (1379) – soulèvent le peuple contre le fisc, il réprime mais diminue les impôts. Et, peu avant sa mort, il annonce la suppression des impôts directs, les fouages (calculés par « feux »).

C'est le roi juste et sage, celui que recherchent tout au long de leur histoire les Français, et qui, parce qu'il y a eu Saint Louis et Charles V – puis d'autres, plus tard, de cette « sainte lignée » –, ne surgit ni d'un rêve ni d'une utopie. C'est celui qu'on attend dans les temps sombres, et qu'on regrette après sa mort.

« Au temps du trépassement du feu roi Charles V, l'an 1380, les choses en ce royaume étaient en bonne disposition et avaient fait plusieurs notables conquêtes. Paix et justice régnaient. N'y avait fait obstacle, sinon l'ancienne haine des Anglais... »

Il n'y a pas que l'Anglais.

Le chroniqueur Jean Juvénal des Ursins oublie que l'étranger, dans un royaume comme la France, ne peut rien s'il ne bénéficie de la complicité, de l'alliance d'une partie des grands.

Or l'œuvre de rétablissement accomplie par Charles V est minée par les privilèges, les apanages qu'il a accordés à ses trois frères : Jean de Berry, Louis d'Anjou et Philippe de Bourgogne. Ce sont eux qui vont composer le conseil de régence, puisque, à la mort de Charles V, son fils Charles VI n'a que douze ans.

Et lorsque Charles VI trépasse à son tour, en 1422, le royaume de France est plongé au plus profond des abîmes de son histoire.

Charles VI a déshérité son fils, l'a banni, l'accusant d'« horribles crimes et délits ». Il a marié sa fille Catherine au roi d'Angleterre, Henri V de Lancastre, qu'il a légitimé comme « son vrai fils et héritier ». Et le traité de Troyes conclu en 1420 a stipulé que la couronne de France est échue à Henri V et pour toujours à ses héritiers.

Il n'y a donc plus qu'une double monarchie : le roi d'Angleterre est roi de France.

Aussi, quand en 1422 Charles VI et Henri V décèdent et que le fils de l'Anglais ne peut régner, puisqu'il n'a que dix mois, c'est le duc de Bedford qui devient régent d'une France occupée par les Anglais ; quant au fils de Charles VI, qui l'a déshérité, il peut bien prendre le titre de Charles VII il est celui que, par dérision, on surnomme « le roi de Bourges » !

C'est le duc de Bedford qui a présidé à Saint-Denis aux obsèques de Charles VI, et le héraut s'est écrié : « Vive le roi Henri de France et d'Angleterre ! »

Était-ce le royaume de France que l'on portait en terre ?

« Chacun vit mourir là rien que plus qu'il aimât », écrit un témoin.

Ainsi, en l'espace de quarante-deux années, le royaume est-il retombé au fond d'un abîme bien plus profond que celui d'où Charles V le Sage avait réussi à l'arracher.

En 1422, dans ce pays occupé, le seul espoir gît dans cette blessure intime de chaque Français qui souffre de la présence anglaise, de la perte de souveraineté du royaume, gouverné au nom de Henri VI par le duc de Bedford.

Or cela fait quatre décennies que le peuple subit le malheur.

Peste, disette, famine, violences des Grandes Compagnies, pillage par les Anglais, châtiment à la moindre rébellion.

Les oncles de Charles VI, maîtres du conseil de régence, massacrent les jacques, ou les bourgeois quand ils protestent contre la levée d'impôts trop lourds, ou bien quand ils ont la disgrâce de figurer dans le camp de l'un des princes et que celui des autres est vainqueur.

Car les oncles du roi sont divisés.

Le plus puissant est Philippe de Bourgogne, opposé à ses deux frères, Louis d'Anjou et Jean de Berry.

Et l'Anglais, entre ces rivaux, peut jouer l'un ou l'autre. Il est d'autant plus fort que le royaume est appauvri, que sa population n'a jamais été aussi réduite – à peine une douzaine de millions d'habitants.

Marchands, artisans, jacques, manouvriers, bourgeois de Rouen, de Paris ou d'Orléans ont le sentiment que les oncles du roi dilapident les biens du royaume et remplissent les coffres avec des impôts de plus en plus lourds.

Dans les villes et les campagnes, on s'insurge. On massacre les percepteurs, on pourchasse les juifs (ils seront expulsés du royaume en 1394), on ouvre les portes des prisons.

À Paris, les émeutiers s'emparent, à l'Hôtel de Ville, des deux mille maillets de plomb que le prévôt avait fait entreposer là pour servir en cas d'attaque des Anglais.

Ces mouvements populaires échappent aux riches bourgeois qui voudraient les utiliser pour faire pression sur les oncles du roi.

Ceux-ci répriment. Les têtes roulent, les corps se balancent aux gibets. Mais le calme ne revient dans le royaume qu'au moment où le roi, en 1388, met fin au gouvernement des princes, et, avec l'aide des « sages » conseillers de son père Charles V, règne effectivement.

Court moment d'apaisement. C'est le temps des fêtes. Charles VI a vingt-deux ans, son épouse Isabeau en a dix-neuf, son frère Louis d'Orléans, dix-huit. Danses, jeux, déguisements. Louis d'Orléans guide le roi son frère et la reine Isabeau dans les labyrinthes du plaisir. La tragédie n'est jamais bien loin. Des travestis vêtus en sauvages, la peau enduite de poix et couverte de poils, meurent brûlés vifs à un bal donné à l'hôtel Saint-Paul.

Ce bal des Ardents est le symbole de cette période : Paris brille des milliers de feux d'une fête qui attire artistes et artisans. Louis d'Orléans « ne gouverne aucunement à son plaisir et fait jeunesses étranges ».

Le pouvoir entre les mains des oncles du roi était divisé ; il est maintenant débauché sans que cessent les rivalités. Et le peuple continue de souffrir.

Seule la présence du roi légitime empêche la désagrégation du royaume.

Mais, le 5 août 1392, dans la forêt du Mans, il suffit de la rencontre d'un mendiant, mauvais présage, et du choc bruyant d'une lance sur un casque pour que Charles VI bascule dans la démence.

Ce roi fou, Charles VI, qui dans ses périodes de lucidité sombre dans la dépression ou est influencé – manœuvré – par son entourage, va « régner » ainsi entre démence et prostration trente ans durant.

Le royaume de France s'enfonce dans l'abîme parce que son roi a sombré dans la folie et que les grands s'entre-déchirent, peu soucieux du sort du royaume.

Ce pays commence à découvrir un trait majeur de son histoire : qu'il pourrit toujours par la tête. C'est le cas avec la guerre civile entre le frère du roi, Louis d'Orléans, et son fils, Charles d'Orléans, marié à la fille du comte d'Armagnac, d'une part, et, de l'autre, Philippe de Bourgogne et son fils Jean sans Peur.