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— Oui, mon chéri, dans quelque temps. Oh ! Mon amour, quelle chance que tu sois tout petit ! Ils ne peuvent pas te prendre encore, les misérables.

De quels misérables voulait-elle parler ? Elle n'aurait pas su le dire.

Mais voilà que l'enfant, dont l'oreille était très fine, distingua au loin dans la nuit un léger bruit de clochette.

— V'là g'and-papa ! dit-il.

— Où ça vois-tu grand-papa ? dit la maman.

— C'est le grelot de son dada.

Elle entendit aussi et, une inquiétude de moins au cœur, elle allongea les jambes, comme soulagée, reposée soudain.

Ils écoutaient tous les deux maintenant le tintement plus distinct et les coups de fouet du cocher retentissant sur la neige qui annonçaient leur arrivée.

Une minute plus tard, la porte s'ouvrait devant un vieux monsieur qui avait gardé un air frais dans sa belle personne soignée, ses joues claires et ses favoris blancs qui brillaient comme de l'argent.

Il était grand, un peu gros, avec un air fortuné. On l'appelait encore le beau Boutemart. C'était le type du commerçant, de l'industriel normand ayant fait une grosse fortune. Rien n'atteignait sa belle humeur, son inaltérable sang-froid, son absolue confiance en lui. Depuis la guerre une seule chose l'attirait profondément, c'était de ne plus voir fumer sur le ciel les quatre cheminées de ses deux grandes usines où il s'était enrichi par les produits chimiques. Il avait cru d'abord à la victoire avec cette solide et vantarde confiance de chauvin dont tout bourgeois français était gonflé avant cette fatale année de 1870. Maintenant, pendant ces défaites sanglantes, ces débâcles, ces retraites, il murmurait avec la conviction inébranlable d'un homme qui a réussi sans cesse en ses projets : « Bah ! C’est une rude épreuve, mais la France se relève toujours. »

Sa fille courut à lui, les bras ouverts, tandis que le petit Henri lui saisissait une main. Beaucoup de baisers furent échangés.

Elle demanda :

— Rien de nouveau ?

— Si. On dit que les Prussiens sont entrés à Rouen aujourd'hui. L'armée du général Briant s'est repliée sur Le Havre par la rive gauche. Elle doit être maintenant à Pont-Audemer. Une flotte de chalands et de bateaux à vapeur l'attend à Honfleur pour la transporter au Havre.

La comtesse frémit. Comment ! Les Prussiens étaient si près, dans le pays, à Rouen, à quelques lieues !

Elle murmura :

— Mais nous courons un grand danger, mon père.

— Il répondit :

— Il est certain que nous ne sommes pas absolument en sécurité. Mais ils ont l'ordre de respecter toujours l'habitant inoffensif et les maisons qui n'ont pas été abandonnées. Sans cette règle, toujours observée par eux, je serais venu m'installer ici. Mais un vieil homme comme moi ne te servirait pas à grand-chose et je puis sauver mes usines. Qu'ils me trouvent ou qu'ils ne me trouvent pas près de toi, comme il ne faut ni résister ni faire le méchant, il y a plus de risques à quitter Dieppedalle qu'à venir ici.

Elle murmura, effrayée, effarée :

— Mais moi, toute seule dans ce château, je perdrais la tète au milieu de ces sauvages.

Comprenant en vérité qu'il était impossible de laisser sa fille seule sous cette terrible menace imminente, car il n'y avait pas encore songé, et cette idée, pour la première fois, le frappait fortement, il répondit :

— Tu as raison, tout de même. Ce soir il n'y a pas de danger, car ils ne vont pas s'aventurer la nuit de leur arrivée dam ce pays inconnu. Je retournerai à Dieppedalle prendre toutes mes dispositions, et, demain, je viens coucher ici, et j'y reste jusqu'à la fin de l'occupation. Elle l'embrassa, sachant par sa fine observation de femme, qui le connaissait bien, quel immense sacrifice il lui faisait en abandonnant ses usines, et elle dit :

— Merci, papa.

La petite bonne Annette entra, venant chercher l'enfant ; et le regard de M. Boutemart sur elle, celui plus discret, presque imperceptible, que la rusée Normande lui rendit, firent monter un peu de rouge sur les joues pâles de la comtesse, car elle commençait à soupçonner l'attention de son père pour la servante, et le consentement de celle-ci.

Depuis la mort de sa femme, arrivée voici juste neuf ans, M. Boutemart, qui ne quittait jamais Dieppedalle et ses établissements chimiques, avait eu dans le pays quelques relations, découvertes par hasard, révélant chez lui des goûts faciles, presque vulgaires, et dont Mme de Brémontal souffrait beaucoup, dans son orgueil de fille et dans cette petite vanité nobiliaire, très légère, entrée en elle quand elle devint comtesse et châtelaine du pays.

Le petit Henri embrassa sa mère et son grand-père, puis s'en alla en envoyant encore des baisers de la main.

Comme il sortait, la cloche de la porte d'entrée tinta, annonçant l'arrivée des deux derniers convives. Ils parurent. L'abbé Marvaux entra le premier, grand, maigre, très droit, avec une figure marquée de rides profondes sur le front et sur les joues. On voyait, on devinait que cet homme avait souffert beaucoup, et qu'il devait être aussi rongé par une âme de penseur triste, une de ces âmes qui font de bonne heure aux visages des masques de fatigue.

D'origine noble, car il se nommait M. de Marvaux, il était un peu cousin, de très loin, des Brémontal. Il avait commencé sa vie dans la carrière militaire, autant pour occuper son désœuvrement que pour répondre à un besoin d'action violente, de lutte et de vague héroïsme, qu'il sentait en lui. Instruit, nourri de philosophie, il éprouva bientôt un grand ennui de l'existence oisive des garnisons, et ce fut avec plaisir qu'il partit, en 1859, pour la campagne d'Italie. Il prit part, bravement, à plusieurs batailles, mais par un bizarre revirement d'esprit, par une de ces étranges anomalies qui mettent parfois dans les êtres les instincts les plus opposés et les plus contradictoires, la vue de ces massacres, de ces troupeaux d'hommes broyés par les mitrailles, lui donna bientôt la haine et l'horreur de la guerre. Il y fut pourtant remarqué, décoré, et y obtint le grade de capitaine ; mais, une fois la campagne finie, il donna sa démission.

Après quelques années de vie libre occupée par des études et des lectures, et des brochures publiées, car il aimait les choses de la pensée, il rencontra une jeune veuve qui lui plut, et l'épousa. Il en eut une fille ; puis la mère et l'enfant moururent, dans la même semaine, de la fièvre typhoïde.

Que se passa-t-il en lui ? Quel mysticisme étrange s'éveilla dans son esprit après cet événement lugubre ? Il entra dans les ordres et se fit prêtre ; mais, à partir du jour où il fut vêtu de la soutane noire, il ne porta plus jamais son ruban rouge gagné sur le champ de bataille, et il l'appelait sa tache de sang.

Il aurait pu avoir, dans cette carrière nouvelle, un bel avenir sacerdotal ; il préféra rester curé de campagne en son pays d'origine. Peut-être aussi l'indépendance de son caractère, la hardiesse de sa parole, le rendirent-elles suspect à l'évêché. Car il tint tête à l'évêque, plusieurs fois, en des discussions théologiques et dogmatiques, et, comme il était fort érudit et fort éloquent, il triompha dans ces luttes.