En attendant, il procéda à sa toilette et refit ses bagages. Il se rasait dans la salle de bains quand les vitres se mirent à trembler. Dans la chambre voisine une voix puissante entonnait :
L’amour est un oiseau rebelle
Que nul ne peut a-apprivoiser
Et c’est bien en vain qu’on l’appelle
S’ il lui convient de-e refuser…
Il se mit à rire tout seul. La cantatrice qui, dans la nuit, avait pris la place d’Adalbert ! Il l’avait oubliée, celle-là, et, à entendre l’énergie qu’elle déployait en lançant les premières notes de la Habanera de Carmen, ce devait être une femme de poids comme, selon lui, c’était un peu trop souvent le cas des prime donne. Partant de cette hypothèse, on pouvait se demander quelle aurait été sa réaction s’il avait cassé un carreau pour s’introduire dans sa chambre. Un bon point pour elle, cependant, sa voix était magnifique et comme la surprise lui avait valu une estafilade, il s’interrompit et retourna dans sa chambre pour mieux l’écouter. Sans doute venait-elle donner un concert ou jouer à l’Opéra et il regretta un instant que son départ l’empêche d’aller l’entendre. Peut-être se produirait-elle un soir à la Fenice de Venise…
En descendant, il voulut s’enquérir de son nom auprès du réceptionniste, mais celui-ci s’était absenté et il alla demander une calèche au voiturier.
D’habitude, il préférait se promener à pied afin d’essayer de s’imprégner de l’âme de la ville inconnue en se mêlant à la foule, mais le temps lui étant compté, il choisit de se faire conduire à la Citadelle. De ce promontoire, il aurait une vue d’ensemble du Caire et de son site.
— Ti as raison, approuva le cocher en galabieh bleue à pompons rouges. Si ti viens pour la première fois, vaut mieux voir de là-haut. Après ti choisiras.
Et, faisant tournoyer son fouet en se gardant bien de toucher son cheval, il s’enfonça dans une rue grouillante d’un monde bariolé et singulièrement odoriférant. L’impression de plonger dans une fourmilière parmi laquelle son attelage se déplaçait avec une nonchalance bon enfant.
Bâtie par Saladin au XIIe siècle sur un éperon rocheux, la Citadelle surgissait de ce grouillement, s’enlevant vigoureusement sur le ciel bleu, rappel farouche d’un autrefois guerrier rendant à « la Victorieuse » sa signification. Elle résumait l’empire qu’avait conquis le Grand Sultan, hautaine et formidable comme l’avaient été les puissants châteaux des Croisés. La dominant, un dôme au dessin pur que dorait le soleil du matin, encadré des quatre aiguilles des minarets, semblait s’accrocher au ciel : la mosquée Muhammad Ali d’où s’élevait le bourdonnement d’une prière. On ne visitait pas. D’ailleurs on ne visitait rien, ni le château, ni les mosquées secondaires, ni le palais où veillaient des gardes, ni les bâtiments qui faisaient de cette citadelle une ville dominant la grande, mais Aldo n’en avait pas l’intention : ce qu’il voulait, c’était embrasser d’un seul coup d’œil la capitale égyptienne et son prodigieux décor. Aussi, descendu de sa voiture, se contenta-t-il de s’approcher au bord de la vaste terrasse sans rien vouloir entendre des explications en sabir anglo-arabe que son cocher prétendait déverser sur lui : le spectacle se suffisait à lui-même.
Le Caire, couleur de sable piqué de verdure, coupé par le large cordon bleuté du Nil, s’étendait tel un tapis jusqu’à un horizon que marquaient, d’une part, les Pyramides et le Sphinx de Gizeh et, de l’autre, les montagnes éventrées que les siècles avaient transformées en carrières pour des bâtisseurs inspirés…
Les déclics d’appareils photo maniés par un groupe de touristes américains sur fond d’exclamations nasales mais enthousiastes le chassèrent vers le côté opposé de la terrasse. Il ne se tenait là qu’une jeune femme ou plutôt une jeune fille, si l’on considérait la minceur de la taille habillée de toile blanche sous l’auréole d’une capeline de paille posée en arrière de la tête. Elle aussi contemplait le paysage. Tournant le dos au soleil, elle avait ôté ses lunettes noires dont elle mordillait l’une des branches. Craignant de la déranger comme lui-même venait de l’être, il n’approcha pas. Pourtant elle se tourna vers lui, montrant un visage mince et brun, sur lequel tranchaient des yeux d’un bleu tellement clair qu’ils semblaient transparents. Sous le nimbe de paille, les cheveux étaient d’un noir profond. Une Égyptienne peut-être, dont une aïeule aurait eu des bontés pour un Viking ? En tout cas elle était très belle, mais Aldo n’eut pas le temps de s’en assurer. Après un froncement de sourcils, elle rechaussa ses verres fumés, tourna les talons et prit d’un pas d’altesse le chemin de la voûte sombre de la sortie. Bien qu’il n’eût rien fait pour cela puisqu’il n’avait pas bougé, il importunait…
Dans l’innocence de sa conscience – il n’avait à se reprocher qu’un sourire, machinal de sa part quand quelque chose ou quelqu’un lui plaisait ! – il se sentit vexé, pensa un instant à la suivre mais maîtrisa cette impulsion et s’obligea à rester immobile en face de ce panorama qui lui semblait à présent moins intéressant… Finalement, il quitta le lieu à son tour et rejoignit sa calèche. On l’emmena admirer encore la belle mosquée Ibn Tulun et la célèbre université Al-Azar qui fut la première de l’Islam. Après quoi, il rentra déjeuner à l’hôtel.
Il y trouva une lettre de la princesse Shakiar l’invitant à dîner le soir même avec quelques amis afin de « faire plus ample connaissance ». On n’était pas plus gracieuse !
Après le déjeuner, il répondit à l’invitation par la négative et un remerciement courtois, alléguant qu’il quittait Le Caire tôt dans la soirée mais ne manquerait pas d’aller la saluer de nouveau à son retour, fit accompagner son message d’un panier de fleurs et partit visiter le fantastique mais décourageant Musée égyptien où les trésors de la terre des pharaons s’entassaient à un point tel que l’admiration ne parvenait pas à se fixer. Seul Tout-Ank-Amon que, par solidarité avec Adalbert, il commençait à trouver envahissant, jouissait d’une salle lui étant entièrement consacrée, et l’honnêteté obligea Aldo à admirer sincèrement la beauté de certains objets. Sans compter l’incroyable accumulation d’or.
Il en sortait, l’œil encore ébloui, quand il vit soudain la jeune fille de la Citadelle. À deux mètres de lui, elle examinait le contenu d’une vitrine. La rencontre l’amusa mais, craignant qu’elle ne s’imagine qu’elle n’était pas fortuite, il s’apprêtait à changer de direction quand elle abandonna sa contemplation et vint droit à lui.
— Vous êtes le prince Morosini, n’est-ce pas ? demanda-t-elle d’une voix à la fois douce et ferme.
— En effet. Comment le savez-vous ? Si l’on nous avait présentés, je m’en souviendrais…
— Ne cherchez pas ! C’est votre hôtel qui m’a renseignée. Ce matin, à la Citadelle, je me suis souvenue d’une photo de journal. J’ai voulu m’en assurer et je vous ai suivi jusqu’au Shepheard’s.
Il sourit, amusé :
— C’est bien la première fois qu’une jolie femme me suit et c’est très flatteur !
— Oh, ne croyez pas cela. Je veux seulement savoir si vous avez vu Vidal-Pellicorne ?
— Oui, mais…
— Par conséquent, il est ici ?
— Il y était…
— Allez-vous le revoir ?
Le ton tranchant de cette espèce d’interrogatoire eut le don d’irriter Aldo. Cette inconnue était indubitablement séduisante, mais ce n’était pas une raison pour s’arroger le droit de le maltraiter.
— Madame… ou Mademoiselle…
— Mademoiselle !
— Bravo ! Sachez donc, Mademoiselle, que je n’ai pas pour habitude de répondre aux questions d’une inconnue, surtout formulées sur un certain ton.
— Veuillez m’excuser ! Je suis toujours de mauvaise humeur quand je suis soucieuse… Alors, je suppose que vous allez le revoir ?
Il y avait une prière, presque une angoisse dans les yeux si clairs, et Aldo n’avait pas envie qu’ils disparaissent si vite :
— Demain, si tout va bien, mais j’aimerais…
— Il revient ou vous allez le rejoindre ?
C’était le comble ! Ravissant ou pas, ce paquet d’épines commençait à lui porter prodigieusement sur les nerfs ! Il s’apprêtait à l’envoyer promener, quand elle reprit :