En suivant des yeux Adalbert qui rentrait dans l’hôtel, Aldo ne put s’empêcher de rire. Il aurait fallu seulement être fou pour imaginer que, entré pratiquement en possession de ce pallium miraculeux qu’était l’Anneau, il accepterait d’un cœur joyeux de s’en séparer en allant le remettre à quelqu’un d’autre, fût-ce un homme exceptionnel comme semblait l’être cet Ibrahim Bey. Pouvoir pénétrer la tête haute dans n’importe quel lieu plus ou moins sacré sans craindre de choc en retour, n’était-ce pas le rêve d’un archéologue digne de ce nom ? Le lui reprocher serait d’une rare hypocrisie. En outre, se souvenant de sa nostalgie de l’aventure lorsqu’il revenait du dîner chez Massaria par les rues de Venise endormie, il savait qu’aucune force humaine ne pourrait le retenir de suivre Adalbert dans sa quête de la Reine Inconnue…
Ainsi livré à lui-même, Aldo pensa faire une promenade en ville, mais le bazar où s’empilaient marchands et artisans n’avait rien de très nouveau à lui offrir. Ce qu’on y vendait lui parut manquer d’authenticité. On s’y entendait surtout à piéger le touriste et il descendit en direction du port où on ne trouvait plus guère que des vendeurs ambulants proposant cartes postales ou bijoux de verroterie. Assis sur une pierre à l’ombre d’un acacia, il regarda démarrer le bac, toujours encombré, déhaler de la rive pour conduire son chargement de l’autre côté du Nil, aucun pont sacrilège n’ayant jamais été construit entre la rive des vivants et celle des morts. L’antique Thèbes aux cent portes en avait ainsi décidé jadis… D’un côté, la ville, les jardins, le commerce, les fêtes et les grands temples, sièges de l’administration royale et sacerdotale ; de l’autre, les demeures d’éternité, les temples funéraires, une plaine sans arbres et presque sans végétation, une montagne aride offrant dans ses replis le terrain idéal pour y creuser les profonds caveaux où se conservaient les corps momifiés des rois, des reines et de leurs principaux serviteurs.
Le bac avait atteint le milieu du fleuve quand un bateau venant de l’aval s’approcha et vint s’incruster au débarcadère entre ceux qui attendaient d’emmener les amateurs vers la Haute-Égypte.
Il devait venir du Caire et était vide de touristes. Un de ces bâtiments chargés de veiller à l’ordre, à la sécurité ou au transport des marchandises tout au long de cet immense fleuve.
Deux ou trois personnes aux allures de fonctionnaires en descendirent et, aussitôt, le navire repartit. Aldo ne lui avait accordé qu’une attention distraite, préférant suivre les fascinantes évolutions d’une felouque aux voiles blanches, mais soudain son regard se fixa sur le premier. Accoudé à la rambarde, un couple bavardait avec un plaisir évident. Lui était un grand garçon bien bâti en élégant costume blanc. Il avait un beau visage aux dents éclatantes et ne s’intéressait visiblement pas à l’activité du quai, son attention se concentrant sur sa compagne avec laquelle il parlait avec animation. Celle-ci l’écoutait en souriant. L’entente semblait parfaite entre eux et Aldo sentit une sournoise inquiétude se glisser en lui car, même si elle n’avait pas porté cette robe blanche et cette capeline de paille, il aurait reconnu Salima Hayoun.
Que faisait-elle sur ce bateau ? Où allait-elle ? Qui était ce jeune homme qui paraissait lui plaire ? Autant de questions sans réponses, et d’ailleurs c’était peut-être mieux ainsi. La jeune fille lui parut plus belle encore qu’à leur rencontre au Musée. C’était sans doute parce que son sourire l’illuminait comme un rayon de soleil. Et ce garçon était d’une telle beauté qu’il n’osa même pas imaginer quel effet produirait sur Adalbert la vue de ce couple trop bien assorti. Aussi, en reprenant le chemin de l’hôtel d’un pas moins nonchalant qu’auparavant, était-il fermement décidé à n’en rien dire. Avec un peu de chance, on ne reverrait plus ces deux jeunes gens.
Après le déjeuner, la voiture de louage qu’Adalbert utilisait quand il travaillait dans la région leur fit traverser le Nil et parcourir la dizaine de kilomètres séparant Louqsor du domaine des morts. Quelques cultures d’abord puis la terre aride, le sable, les rochers mais aussi les colosses de Memnon, assis non loin l’un de l’autre, leur regard de pierre immuablement fixé sur l’horizon, et aussi le joli temple de Médinet-Habou où Adalbert promit que l’on s’arrêterait au retour.
Aldo s’étonna de la rareté des habitations humaines.
— C’est un peu une survivance d’autrefois, expliqua Adalbert. Seuls pouvaient résider sur cette rive des défunts les artisans et les ouvriers employés de père en fils à la décoration et à l’aménagement des temples et des tombes. À ceux-là, il était interdit de quitter leur village. Leurs descendants, tu peux les voir aujourd’hui : ce sont les guides, les petits marchands et les tourneurs de vases en albâtre que l’on rencontre à chaque pas… aux abords des vallées.
Aldo ayant refusé de descendre dans les tombes que l’on pouvait visiter – et il n’y en avait d’ailleurs pas beaucoup ! –, on se contenta d’une promenade dans ce paysage lunaire et silencieux où s’ouvrait par endroits le rectangle noir d’une sépulture abandonnée. Adalbert montra plusieurs sites où il avait travaillé en finissant par celui qui lui avait valu une si sévère déception :
— Il n’y en a plus guère à découvrir par ici, déplora-t-il. L’idée d’y chercher la tombe de Sebeknefrou m’avait été soufflée par un vieux marchand du Caire à qui j’avais acheté quelques objets et qui m’avait pris en amitié : « Elle a régné comme un homme, elle doit donc être dans la Vallée des Rois et j’aurais été voir depuis longtemps si mes jambes étaient encore en bon état », m’a-t-il confié. Il avait dans l’idée que ce pourrait être une nouvelle sépulture à grand spectacle à l’instar de celle que nous connaissons. Et, bien sûr, il pensait en avoir sa part. Tu sais comment ça s’est terminé ! De toute façon, j’étais déjà persuadé que c’était en Haute-Égypte qu’il fallait porter mes recherches… Et c’est ce qu’on va faire. Tiens, voilà la maison d’Ali Rachid, conclut-il en s’arrêtant devant la bâtisse principale d’un village où depuis des décennies se recrutaient les ouvriers.
Ce n’était qu’un gros cube couleur de terre, mais une terrasse plantée d’un olivier l’ennoblissait. Un Arabe de taille élevée, maigre et sec comme un vieil acacia mais sans doute aussi vigoureux, vint à leur rencontre et leur souhaita la bienvenue.
Des années de fouilles lui avaient tanné le cuir et fait grisonner les cheveux mais la jeunesse s’était réfugiée dans son regard brun où pétillaient des étincelles de contentement. Il était manifestement heureux de recevoir les deux hommes et leur fit servir par sa femme du thé, des dattes et des pâtisseries au miel.
— Ali Rachid est en quelque sorte le seigneur de ces vallées, présenta Adalbert. On en a retourné ensemble une bonne partie et j’ai toujours eu confiance en lui. Au fait, Ali ! As-tu revu Miss Hayoun ?
— Pourquoi serait-elle revenue ? Elle cherchait quelque chose pour son propre compte !
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Pourquoi sans cela serait-elle restée ? Surtout après l’arrivée de l’Anglais.
— Mais quoi ?
Ali Rachid éleva les mains en l’air :
— Allah seul le sait ! Je crois cependant qu’elle l’a trouvé.
— À moins qu’elle n’ait été déçue. Ne pensions-nous pas déterrer ces merveilles, toi et moi ?
Ali Rachid ne répondit pas, se contentant d’un geste évasif, après quoi il se hâta de demander :
— Reviendras-tu fouiller par ici ?
— Je ne pense pas. Je crois que dorénavant il faut aller plus loin, mais lorsque j’ouvrirai mon nouveau chantier, sois assuré que je te le ferai savoir. On s’entend trop bien, tous les deux !
— Je serai toujours prêt à te rejoindre. Que regardes-tu ?
— Moktar et Hassan qui viennent de ce côté, répondit Adalbert en se levant. Je vais leur serrer la main. Eux aussi sont de bons travailleurs…
Et il descendit à leur rencontre. Ali Rachid, lui, n’avait pas bougé, son regard attentif s’était posé sur Morosini et semblait l’étudier. Enfin, il demanda :
— Tu es son ami ?
— Plus que s’il était mon frère, je crois…
— Alors, veille, si vous la rencontrez de nouveau, à le tenir à distance de la femme dont il s’inquiétait il y a un instant !