— Ce ne sera pas facile… Que sais-tu à son sujet ?
— Rien de précis, mais je sais qu’elle est de celles pour qui un homme peut aller jusqu’à verser son sang en trouvant cela naturel. S’il t’est cher, veille sur lui !
DEUXIÈME PARTIE
LES GENS D’ASSOUAN
4
Au fil du Nil
Comme tous ses sister-ships, le vapeur Queen Cleopatra était entièrement conçu pour l’agrément, le confort et le délassement de ses passagers. Ouvrant sur le pont au-dessus de celui de l’embarquement, la vingtaine de cabines pourvues chacune d’une douche n’avaient qu’un lointain rapport avec celles des paquebots transatlantiques mais offraient, à défaut d’espace, un honnête confort, l’assurance de ne pas avoir le mal de mer, et la séduisante possibilité de n’avoir qu’à en franchir le seuil pour se retrouver accoudé au bastingage, même en pantoufles et robe de chambre, pour regarder couler le fleuve ou rêver aux étoiles. À l’étage supérieur se trouvait un troisième pont, couvert d’un vélum contre les ardeurs du soleil, aménagé comme la terrasse d’un palace. Le commandant Fatah était un Égyptien replet dont le large visage arborait un sourire immuable généré par un heureux caractère et sans la moindre trace d’hypocrisie. Il passait son temps à arroser ses passagers de la boisson locale, le carcadet, sorte de tisane obtenue à partir des fleurs de certains hibiscus qui, servie très fraîche, se buvait facilement. À l’avant du bateau, salon et salle à manger invitaient à la convivialité. Quant à la cuisine typiquement égyptienne à base de volailles – pigeons principalement ! –, poissons, riz, légumes et épices douces, elle était plus séduisante que l’insipide cuisine occidentale des hôtels de luxe, tournée en général vers les délices de la gastronomie britannique. Le programme des soirées était aussi invariable que familial : on causait, on lisait, on jouait au bridge ou l’on regardait couler l’eau du fleuve sous les étoiles. Tout ce qu’il fallait, en somme, pour réussir ces trois jours de détente promis par Adalbert : une lente et paisible remontée du Nil. Malheureusement, il n’en fut rien, surtout pour Aldo déjà perturbé par la vision de Salima flirtant avec un bel étranger et la mise en garde d’Ali Rachid.
Au moment où le bateau allait appareiller, un des fonctionnaires chargés de la police du port l’immobilisa d’un coup de sifflet, suivi d’un déluge de vociférations en arabe, auxquelles Fatah répondit par un autre déluge mais beaucoup plus amène et sans perdre son sourire habituel.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Aldo.
— Un passager de dernière minute, traduisit Adalbert. Ou plutôt une passagère, mais qui semble être une personnalité…
— S’il y a une chose dont j’ai horreur en voyage, c’est la présence d’une « personnalité », particulièrement quand elle est en retard ! C’est généralement le comble du sans-gêne. La preuve, tiens, on ne va pas respecter l’horaire !
— Cela n’a aucune espèce d’importance ici ! D’ailleurs, la voilà ! Je me demande qui ça peut être ?
Le fourgon du Winter Palace déversait en effet plusieurs malles-cabines et un nombre impressionnant de bagages variés. Aussitôt suivi par le petit car des voyageurs. Trois personnes en descendirent. Dans l’ordre : un jeune homme chevelu orné de deux virgules en guise de moustaches, d’une lavallière noire à pois blancs et d’un costume de coutil beige. Puis une évidente femme de chambre. Enfin, drapée dans une robe de foulard imprimée de fleurs multicolores sous un chapeau couvert d’une écharpe entourant plusieurs fois son cou puissant, une dame imposante au profil romain, le nez chaussé de lunettes noires, descendit majestueusement du véhicule et se dirigea sans se presser vers le Queen Cleopatra, à la coupée duquel Fatah l’attendait, plié en deux sous un respect auquel elle répondit par un signe de tête hautain. Après quoi, il la précéda dans l’escalier à l’avant du bateau où elle allait occuper la cabine la plus spacieuse, qui était également la plus belle, réservée aux jeunes mariés : une demi-lune dont l’arrondi était vitré, leur permettant ainsi de se croire seuls au monde en face du fleuve-dieu, dont la perspective bleue lisérée de vert s’ouvrait largement devant eux.
— Seigneur ! soupira Adalbert. Décidément, je me demande qui cela peut être ?
— Là, je suis en mesure de te répondre, dit Aldo qui se souvenait d’avoir vu dans le hall du Shepheard’s une complaisante photo qui devait dater de quelques années, la dame y étant moins opulente. C’est Carlotta Rinaldi, une cantatrice napolitaine venue chanter Carmen à l’Opéra du Caire. Elle a une voix superbe, entre parenthèses, et si elle consent à nous offrir un concert impromptu, on devrait passer au moins une bonne soirée !
— Comment le sais-tu ? Tu l’as déjà entendue ?
— Oui et non. Elle est arrivée en catastrophe au Shepheard’s la nuit où tu as jugé bon d’aller prendre le train sans prévenir et on l’a logée dans la chambre que tu venais de quitter. Elle répétait pendant que je me rasais.
— Oh moi, l’opéra !… J’aime la musique mais j’ai du mal à m’accrocher aux personnages. Cette dondon en fringante cigarière, ça doit faire drôle ! Je préfère les danseuses !
— Iconoclaste !
— Parce que l’opéra me déçoit toujours ! Je ne comprendrai jamais pourquoi on se donne un mal de chien pour monter de beaux décors, des costumes magnifiques, une musique sublime, pour que la magie s’envole dès que tu vois surgir un ténor bedonnant ou une prima donna que l’amoureux s’évertue à enlacer de ses deux bras, sans jamais parvenir à effectuer entièrement l’opération, aux moments d’extase ! À mon avis, ça fiche tout par terre…
— Alors, tu fermes les yeux…
— Tu apportes de l’eau à mon moulin ! Quel besoin dans ce cas de dépenser des fortunes en décors et costumes ? Non, je crois que j’ai raison quand je prétends qu’à partir d’un certain âge ou d’un certain tour de taille, nos rois et nos reines du bel canto ne devraient plus chanter qu’en concert !
— Alors, réjouis-toi ! Tu n’auras à bord ni décors ni costumes ! Rien que le Nil et la nuit !
La vedette ne l’entendait pas de cette oreille. Au soir de l’embarquement, elle fit une entrée d’impératrice dans la salle à manger, drapée d’une manière de toge romaine en crêpe-satin jaune soufre, escortée de ses deux satellites, mais quand le maître d’hôtel se précipita pour la conduire à sa table, elle laissa planer sur les dîneurs un regard méprisant, tourna les talons, déclara qu’elle n’avait pas envie de manger avec ces gens-là et ordonna qu’on la serve chez elle. Comme elle s’était exprimée à haute et fort intelligible voix, un murmure scandalisé lui répondit, qu’elle n’entendit pas parce qu’elle était déjà repartie. Il est vrai que les passagers du Queen Cleopatra ne méritaient pas tant de dédain. Ils n’étaient pas nombreux, le bateau n’étant pas plein, mais se composaient de trois dames appartenant visiblement à la bonne société anglaise, de deux couples de Hollandais un rien bruyants voyageant ensemble, d’un groupe touristique de huit personnes nanti d’un guide, et enfin d’un homme d’une quarantaine d’années accompagné d’un livre ouvert auquel il consacrait son attention entre deux coups de fourchette. Tout ce petit monde, en tenue de soirée, comme il se devait, n’appartenait pas à l’évidence à la lie du peuple.
— Eh bien, dis donc ! Elle est charmante, ta compatriote ! commenta Adalbert. Elle a peut-être une voix d’or, mais elle est franchement odieuse ! On ne peut pas dire qu’elle s’y entende à soigner sa publicité !
— Ce doit être parce qu’elle ne t’a pas vu ! ironisa Aldo. Tu es à moitié caché par les fleurs de la table de service ! Cela dit, je rends les armes. Cette femme est impossible !
Le dîner achevé, et peu tentés par une soirée au salon entourés d’inconnus, ils montèrent fumer un cigare sur le pont supérieur. La nuit semée d’étoiles dont le reflet moirait le fleuve était sublime. Le bateau étant ancré non loin d’une bourgade, le silence n’était animé que par les bruits légers de la nature, le bêlement d’une chèvre ou l’aboiement d’un chien. Une brise discrète apportait les odeurs de la terre… mariées à la fine senteur des havanes que fumaient les deux hommes.