— Je ne vois toujours pas ce que je viens faire là-dedans, soupira-t-il après un bref coup d’œil à sa montre en homme dont le temps est précieux. Et d’abord, me direz-vous ce qu’était cet objet ?
El-Kouari II – vrai ou faux ! – hésita un instant, se racla la gorge et finalement se décida :
— Un anneau. Un anneau d’or garni de quelques turquoises. Insignifiant en apparence. Et, bien sûr, j’ai interrogé le commissaire Salviati qui m’a remis les vêtements de mon frère mais n’en savait pas plus.
— Et vous pensez que je pourrais, moi, vous en apprendre davantage.
— Votre réputation est grande, prince, et c’est une opinion que je partage. Que vous n’ayez rien dit à la police se conçoit aisément, mais je ne peux m’empêcher de penser que Gamal n’est pas mort sans se confier à vous. En particulier si, par hasard, il vous avait reconnu…
— Il aurait fallu pour cela qu’il me connaisse ?
— Vous êtes célèbre et votre visage s’est souvent retrouvé à la une des journaux. Moi-même, je vous aurais identifié n’importe où…
— En pleine nuit, au coin d’une rue et un couteau planté dans le cœur ? Cela tiendrait du miracle.
— Mon frère était un homme extraordinaire, une force de la nature, et je n’arrive pas à me persuader qu’à l’instant suprême, conscient d’être secouru, il n’ait pas réussi à vous révéler… le policier m’a parlé d’un souffle… un mot arabe sans doute…
Aldo se promit de dire deux mots à Salviati. Il avait dû trouver le bonhomme collant et s’en était débarrassé sur lui !
Son œil bleu, qui avait tendance à virer au vert à l’approche de la colère, prit une curieuse teinte bâtarde tandis qu’il se levait pour indiquer que l’entretien était clos.
— Allah !… Ça vous convient ? Cela me paraît normal quand un vrai croyant se sent mourir ? Croyez que je regrette que vous ayez fait ce chemin pour en apprendre si peu, mais vous pouvez faire confiance au commissaire Salviati. C’est un policier émérite assurément capable de mettre la main sur les assassins…
Force fut à son interlocuteur de se préparer à partir. Il était évident qu’il n’en avait pas la moindre envie bien qu’il eût quitté son siège. Son regard balayait la pièce somptueuse aux tentures jaunes harmonisées autour d’une fresque de Tiepolo, englobant le tapis chatoyant et les meubles précieux. Il s’attarda cependant sur le coffre ancien, dévoré visiblement par l’envie d’apprendre ce qu’il pouvait contenir.
— … quand il les tiendra, poursuivait Aldo, vous retrouverez du même coup l’anneau que vous recherchez et tout rentrera dans l’ordre !
Une nouvelle hésitation, et l’homme hasarda :
— Ne pourriez-vous le rechercher pour nous ? Mon gouvernement saurait se montrer généreux et vous avez à votre tableau de chasse nombre de succès spectaculaires.
« Nous y voilà ! pensa Morosini. J’aurais dû me douter qu’on en viendrait à quelque chose d’approchant ! » Il pouvait s’amuser un instant !
— D’abord, vous ne m’avez pas confié le pourquoi de la rareté de cet objet ?
— Vraiment ? Je vous l’ai dit : il s’agit d’un anneau, un banal anneau d’or serti de turquoises mais d’une ancienneté… incalculable…
Aldo fit la moue :
— Cela me semble maigre. Je suis spécialiste en joyaux, Monsieur. Ce qui signifie des pièces de haute qualité, voire exceptionnelles. Cette bague ne m’intéresse pas. Vous pourriez commencer par faire confiance à notre police, sans oublier celle de Rome, puisque vous y avez des accointances. Je vous répète que le commissaire Salviati est un excellent policier. Il n’aura de cesse de débusquer les assassins… donc les voleurs !
— Ils s’en seront déjà défaits ! Ces gens-là travaillent sûrement sur commande.
— C’est possible, mais je ne peux accéder à votre désir. J’ai trop d’affaires en cours. Et puis, je regrette de vous redire que ce genre de bijou ne m’intéresse pas. De l’or… des turquoises, même ayant appartenu à Mathusalem, ne sont pas de mon ressort.
— Vous vous êtes montré moins difficile vis-à-vis du Pectoral du Grand Prêtre !
Le ton recelait une vague menace.
— J’étais aussi moins occupé. En outre, vous avez perdu de vue qu’il fallait retrouver un saphir, un rubis, un diamant et une opale. Des pierres précieuses ô combien… et non semi-précieuses ! Fiez-vous à moi ! Prenez un peu patience et attendez le résultat de l’enquête.
Sa voix était courtoise mais définitive. El-Kouari le comprit et se leva enfin :
— Croyez que je le regrette ! Merci de votre accueil !
Un instant plus tard il était parti, toujours escorté de son chien de garde, et Aldo rejoignait Guy. Celui-ci ne cacha pas sa méfiance :
— Drôle d’histoire, n’est-ce pas ? Et plus curieux personnage encore ! Je me demande s’il est réellement le frère de la victime ? Ils n’ont peut-être même aucun lien de parenté. Vous pensez l’avoir convaincu ?
— Non, mais c’est sans importance, il n’a récolté que ce qu’il mérite : s’il avait montré plus de confiance, avoué la provenance de l’anneau, j’aurais pu réagir différemment, mais une bague d’or, quelconque, garnie de turquoises, voulez-vous me dire à quoi ça ressemble ?
— Sans doute ! Espérons que nous n’en entendrons plus parler.
— On verra bien ! En attendant, vous devriez me dénicher quelques bouquins au sujet de l’Atlantide. Je me sens l’envie de dépoussiérer mes souvenirs !
Le visage soucieux de l’ancien précepteur s’éclaira :
— Voilà comme j’aime vous entendre parler.
Et il regrimpa sur son échelle.
2
La dame du Caire
La lettre arriva quinze jours plus tard, au courrier du soir.
Frappé sur l’épais vélin bleuté, le monogramme arabe couronné était des plus impressionnants. En termes quasi officiels, le texte priait le prince Morosini de vouloir bien se rendre au Caire afin de traiter une affaire très importante pour laquelle la plus grande discrétion était requise. S’il voulait choisir le jour de son arrivée, un appartement lui serait réservé à l’hôtel Shepheard’s. Le tout signé « Selim Karem, secrétaire de Son Altesse »…
En la présentant ouverte à son patron, Angelo Pisani, qui remplissait les mêmes fonctions auprès de Morosini, n’était pas sans inquiétude. Depuis le courrier du matin, l’aimable prince-antiquaire était d’une humeur de dogue à cause d’une autre missive en provenance de Vienne. Son épouse que le jeune Pisani vénérait en silence – il avait déjà vénéré la première détentrice du titre, ce qui ne lui avait pas réussi – non seulement ne lui annonçait pas son retour, mais, après lui avoir appris que « Grand-Mère » allait mieux, ajoutait que, sur le conseil de ses médecins, elle poursuivrait sa convalescence en montagne, dans sa propriété de Rudolfskrone à Ischl, et que, naturellement, Lisa et les enfants lui tiendraient compagnie quelque temps. L’air vif du Salzkammergut serait meilleur pour les petits que la grisaille humide enveloppant Venise au début de l’année. « En outre, expliquait la jeune femme, cela évitera un nouveau départ en février, si février ramène l’ aqua alta (2) comme cela arrive de plus en plus souvent… »
À la suite de quoi, le « patron » s’était précipité dans le bureau de M. Buteau, en brandissant l’épître d’une main et en vociférant :
— Lisa exagère, en vérité ! Avant notre mariage, elle ne rêvait que de vivre ici, maintenant on dirait qu’elle ne rate pas une occasion pour en filer dès qu’il se met à pleuvoir ou que la mer monte…
Le secrétaire n’en avait pas entendu davantage parce que, de sa main libre, Aldo avait claqué la porte, mais le plaidoyer auquel M. Guy avait eu recours n’avait pas dû être efficace, si l’on en jugeait d’après l’œil orageux et la mine sombre qu’il affichait à la sortie.