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— Bien. Ne lui dites rien. Contentez-vous de l’inviter à fumer dehors en faisant quelques pas. Et vous, rejoignez la voiture !

— Autrement dit, un deuxième enlèvement bidon où je joue le rôle du gamin ? Ça ressemble à une histoire de fous.

— Exactement, mais je vous supplie d’accepter… pour lui ! Vous ne savez pas à quoi ressemblent les prisons égyptiennes ! Sous ses airs bonasses, Keitoun est le plus affreux salaud qu’une mère innocente ait mis au monde !

— C’est d’accord ! Je vous fais confiance. Veillez seulement à ne pas la tromper…

— Vous savez très bien que je ne lui ai jamais voulu de mal !

Aldo retourna vers les autres sans hâte excessive. Il les trouva sur la terrasse. Et visiblement Adalbert avait peine à tenir en place.

— Qu’est-ce que c’était ? interrogea Mme de Sommières.

— Rien… ou si peu ! Je vous le dirai plus tard, répondit-il en affichant un large sourire. Toi, tu es au bord de l’ébullition ? ajouta-t-il en se tournant vers Adalbert. On va aller se balader en fumant un cigare !

— Je peux vous accompagner ? proposa Marie-Angéline.

— Et Tante Amélie ? Vous voulez l’abandonner ?

— Oh, nous devons faire un bridge avec les Sargent !

Mais le léger froncement de sourcils d’Aldo avait mieux renseigné la marquise qu’un discours :

— Plan-Crépin ! Vous croyez vraiment qu’ils ont besoin de vous ? Je suis sûre qu’ils ont énormément à se dire. Alors fichez-leur la paix…

En sortant de l’hôtel, Adalbert alluma un cigare et allait traverser les jardins pour descendre vers le Nil quand Aldo lui prit le bras pour l’entraîner dans la direction opposée :

— Allons plutôt de ce côté ! Par ce clair de lune, il va y avoir foule sur le fleuve et nous avons à parler.

— Comme tu voudras… Il est certain que le coup d’éclat de Tante Amélie mérite qu’on lui consacre un peu de temps…

Les deux hommes remontèrent vers le haut d’Assouan au pas de promenade, sans rien dire d’abord, sensibles à la magie que développait la ville sous cette lumière qui l’habillait d’argent. L’arôme délicat des havanes s’accordait si merveilleusement avec le décor et l’ambiance qu’aucun d’eux n’avait envie de briser le silence dans lequel se fondait en s’éloignant la musique de l’hôtel.

À dire vrai, Aldo n’en menait pas large. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, il était en train de tendre un piège à son ami et, même si c’était pour le sauver, il ne cessait de se demander s’il avait raison d’agir comme il le faisait… et si Adalbert le lui pardonnerait. Depuis que Salima était entrée dans sa vie, leur amitié semblait se fragiliser à vue d’œil…

Ils n’avaient pas échangé deux paroles quand on fut au vieux puits près duquel stationnait la limousine noire, tous feux éteints.

— Tiens ? s’étonna Adalbert. Qu’est-ce qu’elle fait là ?

Il s’approcha pour voir s’il y avait quelqu’un dedans mais n’eut pas le loisir de poser deux fois la question : jaillissant du véhicule, Farid le coiffa d’un sac de jute en même temps qu’il le faisait basculer pour le fourrer à l’intérieur avec l’aide d’un autre serviteur – qui était son frère et quasiment sa copie conforme –, sans s’émouvoir de sa résistance et des injures qu’il émettait… Un spectacle pénible à supporter pour Aldo qui avait pensé un instant délivrer quelques encouragements mais jugea finalement préférable de se taire : Adalbert penserait qu’il avait subi le même sort ! Au moins jusqu’à son arrivée chez Lassalle…

Farid s’approcha de lui sans doute pour lui parler mais il lui fit signe de s’abstenir et désigna son menton. L’immense Nubien comprit, un sourire éclatant découvrit ses longues dents blanches… et il appliqua à Morosini un magistral direct du droit qui l’envoya dans la poussière plus qu’à moitié groggy.

La voiture démarra et disparut en direction de la maison des Palmes. Aldo tâta avec précaution sa mâchoire douloureuse qu’il fit aller et venir pour s’assurer qu’elle fonctionnait. Farid avait tapé comme un sourd et il n’en demandait pas tant !

Afin de parfaire son personnage, il se roula par terre après s’être assuré qu’il n’y avait personne en vue, ébouriffa ses cheveux et peaufina son ouvrage en ajoutant une égratignure à sa joue à l’aide de sa chevalière, puis hésita sur ce qu’il convenait de faire : aller tout droit à la police ou passer d’abord par l’hôtel ? Il choisit ce dernier, pensant que le joyeux Keitoun était fort capable de le coffrer sans autre forme de procès.

En arrivant, il trouva le Cataract en effervescence et l’horrible impression de traîner derrière lui l’âme de Judas s’évanouit. En même temps, il envoya des excuses mentales à Henri Lassalle : la police occupait le terrain, menée par l’homme au chasse-mouches qui essayait de terroriser Garrett, le réceptionniste, en menaçant de fouiller l’hôtel de fond en comble si on ne lui livrait pas Vidal-Pellicorne sur-le-champ.

Aldo eut la brève vision du colonel tentant d’intervenir et du groupe de clients déployé autour, prit une profonde respiration et fonça :

— M. Vidal-Pellicorne vient d’être kidnappé sous mes yeux ! clama-t-il, puis, se tournant vers le gros policier, il fit semblant de le découvrir et l’apostropha : Ah, vous êtes là ? Décidément, vous avez le génie de tout mélanger et de chercher des coupables où ils ne sont pas !

Sans songer à cacher sa surprise, l’Égyptien considéra le menton tuméfié, la joue où perlait une goutte de sang, les vêtements en désordre et poussiéreux :

— Qu’est-ce que c’est que ces sornettes ? Kidnappé ? Par qui ?

— Comment voulez-vous que je le sache ! C’est déjà un miracle que j’aie réussi à leur échapper !

— À qui ? s’obstina l’autre.

— Vous venez de le lui demander, intervint Sargent. Il est rare, dans ce genre d’affaires, que l’on échange des cartes de visite…

— Bon, ça va ! Racontez un peu ce qui s’est passé, vous ?

— Oh, ce n’est pas compliqué ! Nous faisions un tour en fumant des cigares quand, près du puits, nous avons vu une voiture stationnée tous feux éteints. Deux hommes en sont sortis… des Nubiens en galabiehs noires. Ils ont assommé mon ami et, moi, ils m’ont laissé à demi évanoui au bord de la route.

— Pourquoi ne vous ont-ils pas emmené, vous aussi ?

— C’est la question que je me suis posée en revenant ici ! Sans doute parce que je ne les intéressais pas… ou alors pour que je révèle ce que j’ai vu et servir d’exemple !

— À qui ?

— À ceux qui se mêleraient d’élucider l’assassinat de Karim El-Kholti ! Il est évident qu’ils se sont emparés du dernier témoin du meurtre. Et il est en danger… en grand danger même !

— Si c’est le cas, pourquoi ne pas l’avoir tué tout de suite ?

— Il serait plus judicieux de la poser aux ravisseurs, votre question, non ? Peut-être veulent-ils lui soutirer des renseignements ? Alors à vous de jouer ! Vous êtes le chef de la police, que diable !

Aldo n’avait même plus besoin de jouer la comédie. Il était exaspéré, ne maîtrisant plus qu’avec difficulté son envie d’aplatir encore un peu plus la face lunaire où la méfiance et l’aversion se lisaient clairement. Encore une question idiote et…

Le colonel Sargent le sentit sans doute et s’interposa :

— Calmez-vous, mon vieux ! Le capitaine connaît son métier et vous pouvez être sûr qu’il va prendre en considération ce nouveau développement de l’affaire ! Pour ce soir, on peut en rester là, je suppose ? ajouta-t-il à l’attention du mastodonte. Le prince Morosini a besoin d’un bain et de récupérer.

La mine boudeuse, Keitoun opina du tarbouch, tourna les talons, rassembla ses hommes et quitta l’hôtel sans saluer personne.

— Il y a des moments, émit Sargent, rêveur, où l’on peut se demander s’il comprend vraiment ce qu’on lui dit ?

— Il ne comprend que ce qui l’arrange. Le reste lui est indifférent. Vous croyez qu’il va se décider à se remuer ?

— Je n’en jurerais pas. Votre ami représente pour lui le coupable idéal parce qu’il résume tout ce qu’il déteste : européen, archéologue et pourvu d’une réputation flatteuse…

— Mais enfin il fait la pluie et le beau temps dans le coin ! Et le gouverneur ?